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NOD, de retour en scène : Holà ! Arrête ! (Il va d’un bout à l’autre de la scène.) C’est ma faute, ma faute ! Dire que dans le jardin, elle m’est passée à portée de la main, une fois ! J’aurais pu l’attraper et la broyer comme un chaton – un ver – une souris – un serpent ! (Il se tourne vers le public.) Ne vous moquez pas de moi ! Je pourrais tous vous tuer ! Exterminer toute votre race pleine de fiel ! Oh ! quelle joie ce serait de répandre vos ossements blanchis dans la plaine ! Mais je suis fichu, complètement fichu ! Et Meschiane, qui m’a fait confiance, est cette fois perdue !

Nod s’en prend à la clepsydre, et des éléments de cuivre et de l’eau volent à travers la scène.

NOD : De quel avantage est le don de la parole, si ce n’est qu’il me permet de maudire mon destin ? Mère généreuse de toutes les bêtes, reprends-le-moi. Je voudrais redevenir ce que j’étais, et pousser des cris incohérents par monts et par vaux. La raison nous apprend que la raison ne peut apporter que douleurs et maux – comme il est sage d’oublier pour être à nouveau heureux !

Nod s’assoit sur le coffre où est cachée Jahi, et s’enfouit le visage dans les mains. Tandis que diminue la lumière, le coffre commence à craquer sous son poids. Lorsque la lumière revient, nous sommes à nouveau dans la salle de l’Inquisition. Meschiane a été attachée sur le chevalet, et l’Acolyte fait tourner le pas de vis. Elle gémit.

L’ACOLYTE : Je parie que vous vous sentez mieux, n’est-ce pas ? Je vous l’avais dit. Et qui plus est, nos voisins savent ainsi que nous ne dormons pas. Cela va vous paraître incroyable, mais toute cette aile du manoir est pleine de pièces inoccupées et de services qui sont de véritables sinécures. Mais ici, le maître et moi continuons à faire notre travail comme si de rien n’était ; et c’est pour cette raison que la Communauté se maintient. Cela, nous voulons qu’ils le sachent tous.

Entre l’Autarque, dont les vêtements sont déchirés et tachés de sang.

L’AUTARQUE : Quel est cet endroit ? (Il s’assoit sur le sol, la tête dans les mains, dans une attitude qui rappelle celle de Nod.)

L’ACOLYTE : Cet endroit ? Eh bien, ce sont les Chambres de Miséricorde, évidemment, espèce d’imbécile ! Est-ce qu’on peut se retrouver ici sans savoir où l’on va ?

L’AUTARQUE : J’ai tellement été pourchassé d’un coin à l’autre de mon palais que je pourrais être n’importe où. Apporte-moi du vin… ou de l’eau, si tu n’as pas de vin ici, et ferme la porte au verrou.

L’ACOLYTE : Nous avons du bordeaux, mais pas de vin ; et quant à la porte, j’attends mon maître et il n’est pas question de la verrouiller.

L’AUTARQUE, sur le ton du commandement : Fais ce que je te dis.

L’ACOLYTE, très doucement : Vous êtes ivre, l’ami. Disparaissez.

L’AUTARQUE : Oui, mais qu’est-ce que ça change ? La fin est proche. Je ne suis qu’un homme, ni pire ni meilleur que toi.

On entend au loin le pas lourd de Nod.

L’ACOLYTE : Il a échoué, je le sens !

MESCHIANE : Il a réussi ! Il ne reviendrait pas si rapidement les mains vides. Le monde peut encore être sauvé !

L’AUTARQUE : Que voulez-vous dire ?

Entre Nod. La folie à laquelle il aspirait se lit maintenant sur son visage, mais il n’en traîne pas moins Jahi derrière lui. L’Acolyte se précipite sur lui avec ses chaînes.

MESCHIANE : Il faut que quelqu’un la tienne, sans quoi elle va s’échapper comme tout à l’heure.

L’Acolyte entoure Nod de chaînes et ferme tous les cadenas, de telle sorte que l’un des bras de Nod étreint Jahi ; Nod resserre sa prise sur elle.

L’ACOLYTE : Mais il est en train de la tuer ! Veux-tu bien ne pas tant la serrer, grand dadais !

L’Acolyte s’empare du levier qui servait à actionner le chevalet et en frappe Nod, qui se met à rugir, et essaie de le saisir, Jahi lui échappe et glisse au sol, inconsciente. L’Acolyte la saisit par un pied et la tire jusqu’à l’Autarque assis.

L’ACOLYTE : Vous allez faire l’affaire, vous.

D’une secousse, il met l’Autarque sur ses pieds et l’enchaîne en un clin d’œil, de telle façon que l’une de ses mains est refermée sur le poignet de Jahi ; puis il se remet à torturer Meschiane. Nod, derrière lui, commence à se libérer de ses chaînes.

25. L’assaut contre les hiérodules

Nous avions beau être à l’extérieur, où les sons se perdent aisément sous l’immensité du ciel, je pouvais très bien entendre les bruits de chaînes de Baldanders tandis qu’il feignait de se débattre dans ses liens. Des conversations – que je saisissais fort bien – se poursuivaient aussi dans le public, et l’une d’elles portait sur la pièce, y découvrant des significations auxquelles je n’aurais jamais pensé et, je l’aurais juré, que le Dr Talos n’avait jamais voulu y mettre ; une autre analysait une affaire d’ordre légal, et l’un des interlocuteurs, dont la voix aux intonations traînantes était celle d’un exultant, semblait convaincu que l’Autarque s’apprêtait à statuer à tort. Tout en faisant tourner le treuil du chevalet, dont l’encliquetage produisait des claquements tout à fait satisfaisants, je me risquai à jeter un regard de côté à nos spectateurs.

Une dizaine de chaises à peine étaient occupées, mais de hautes silhouettes se tenaient debout de part et d’autre de la zone des sièges ainsi qu’en arrière. Quelques rares femmes étaient présentes, et leurs robes de cour me rappelaient beaucoup celles que j’avais autrefois remarquées dans la Maison turquoise : décolletés profonds, jupes longues et souvent fendues ou rehaussées de panneaux de dentelle. Coiffées simplement, leurs chevelures s’ornaient cependant de fleurs, de bijoux ou encore de larves lumineuses très brillantes.

L’essentiel de notre public semblait composé d’hommes, et il en arrivait encore. Ils étaient nombreux à être d’une taille plus élevée encore que celle de Vodalus ; ils restaient soigneusement enveloppés dans leurs capes, comme s’ils craignaient la fraîcheur de cette soirée de printemps pourtant douce. Leurs pétases à large bord et à fond presque plat leur laissaient le visage dans l’ombre.

Les chaînes de Baldanders tombèrent bruyamment, et Dorcas hurla pour m’avertir qu’il venait de se détacher. Je me tournai vers lui, mais battis aussitôt en retraite et arrachai de son support le flambeau le plus proche pour tenir le géant en respect. L’huile du récipient faillit noyer la flamme, qui se mit finalement à brasiller et à crachoter lorsqu’elle vint en contact avec le soufre et les différents sels minéraux que le Dr Talos avait déposés sur le bord.

Le géant feignait la folie, comme l’exigeait son rôle ; ses cheveux épais lui pendaient en mèches sur le visage et les yeux ; mais il y avait une telle lueur de sauvagerie dans son regard que je pouvais les voir en dépit de cela. Sa mâchoire pendait, laissant couler un filet de salive et exhibant ses grandes dents jaunâtres. Deux bras faisant bien deux fois la longueur des miens se tendirent vers moi.

Ce qui m’effrayait le plus – et, je dois l’avouer, j’eus peur et me pris à regretter de ne pas avoir Terminus Est en main au lieu du flambeau de fer – était ce que je ne saurais appeler autrement que l’expression que cachait le manque d’expression de son visage. Elle était là comme cette eau noire que l’on aperçoit parfois, coulant sous la glace d’une rivière prise par le gel. Baldanders venait de découvrir la joie effrayante qu’il y avait à être ce qu’il était maintenant ; et lorsque je me retrouvai face à lui, je me rendis compte pour la première fois que ce n’était pas tant la folie qu’il mimait sur la scène, que la santé d’esprit et une morne humilité qu’il jouait en temps ordinaire. J’eus le temps de me demander dans quelle mesure il avait influencé la rédaction de la pièce ; mais il se pouvait simplement que le Dr Talos – et c’était certainement le cas – eût mieux compris son malade que moi.