— C’est tout le contraire ; ma formation a été essentiellement scientifique, quoiqu’elle n’ait rien eu à voir avec ces spéculations fantastiques. Qu’êtes-vous donc ?
— Un grand clairvoyant. Et un grand menteur, comme tous ceux qui sont pris au piège.
— Si vous me dites ce que vous êtes, je ferai mon possible pour vous aider. »
Il fixa son regard sur moi, et on aurait dit qu’une plante majestueuse venait d’ouvrir les yeux, découvrant un visage humain. « Je vous crois, dit-il. Comment se fait-il que vous, parmi les centaines de personnes qui entrent dans cette tente, soyez le seul accessible à la pitié ?
— J’ignore tout de la pitié, mais on m’a élevé dans le respect de la justice, et j’ai d’excellentes relations avec l’alcade de cette ville. Tout vert que vous soyez, vous n’en êtes pas moins un homme. Et si un maître possède un esclave, il doit expliquer comment celui-ci est tombé dans cet état, ainsi que la manière dont il l’a acquis. »
L’homme vert répondit : « Je dois être fou, j’imagine, de vous faire confiance. Et malgré tout, je ne peux m’en empêcher. Je suis un homme libre, venu de votre propre avenir pour explorer votre époque.
— Voilà qui est impossible.
— Cette couleur verte qui intrigue tellement vos contemporains n’est qu’une écume identique à celle qui flotte à la surface des étangs. Nous l’avons transformée jusqu’à ce qu’elle puisse vivre dans notre sang, et grâce à son action, nous avons fini par mettre un terme à la lutte que l’humanité menait contre le soleil depuis si longtemps. Ces plantes minuscules vivent et meurent en nous, nos corps s’en nourrissent et n’ont pas besoin de recevoir d’autres aliments. Il n’y a plus de famines, et la pénible nécessité de faire pousser de quoi manger n’existe plus.
— Cependant, vous avez besoin du soleil.
— Oui. Mais je n’en ai pas suffisamment ici ; la lumière de notre époque est plus puissante. »
Cette simple réflexion me fit une impression extraordinaire, une impression que je n’avais pas connue depuis le jour où, pour la première fois, j’avais pu jeter un coup d’œil à la chapelle sans toit, dans la cour en ruine de notre Citadelle. « Alors le Nouveau Soleil est donc venu, comme dans la prophétie ! m’exclamai-je, et Teur connaîtra ainsi une deuxième existence – si ce que vous prétendez est vrai, du moins. »
L’homme vert renversa la tête en arrière et rit. J’allais avoir l’occasion, plus tard, d’entendre hennir l’alzabo, lorsqu’il parcourt les plateaux désolés et enneigés du haut pays ; ce hennissement est horrible, mais le rire de l’homme vert était plus horrible encore, et me fit reculer. « Vous n’êtes pas humain, lui dis-je. En tout cas vous ne l’êtes plus, si vous l’avez jamais été. » Il rit à nouveau. « Et quand je pense que j’ai cru en vous ! Quelle sotte créature je fais… Je pensais avoir fini par me résoudre à mourir ici, au milieu de gens qui ne sont rien de plus que de la poussière animée ; mais à la moindre lueur d’espoir, voici que s’évanouissent ces belles résolutions. Je suis un homme véritable, l’ami. Vous non. Et dans quelques mois, je serai mort. »
Je me souvins de ceux de son espèce. Combien de fois avais-je vu les tiges gelées des fleurs de l’été balayées par le vent s’accumuler entre les mausolées de la nécropole. « Je vous comprends. Les journées ensoleillées s’en viennent, mais quand la belle saison sera finie, votre fin sera proche aussi. Élaborez donc vos graines tant qu’il est temps. »
Il soupira. « Vous ne croyez pas, ou peut-être ne comprenez même pas que je suis un homme comme vous ; et pourtant vous vous apitoyez encore sur moi. Mais il est possible que vous ayez raison, au fond, et qu’un nouveau soleil se soit levé pour nous, dont nous aurions oublié la venue, simplement parce qu’il est là. Si jamais j’arrive à retourner dans mon époque, je leur parlerai de vous.
— Si vous appartenez vraiment à l’avenir, comment se fait-il que vous ne puissiez rentrer chez vous directement, et vous échapper ?
— Parce que, comme vous le voyez, je suis enchaîné. » Il étendit sa jambe, afin que je puisse mieux examiner le fer de sa cheville. Sa chair aux reflets de béryl était toute gonflée et rappelait ces renflements produits par l’écorce d’un arbre autour d’un anneau métallique.
Le rabat qui fermait la tente s’ouvrit, et l’homme au tambour passa la tête. « Vous êtes encore ici ? Il y en a d’autres qui attendent à l’extérieur. » Il jeta un coup d’œil significatif à l’homme vert et se retira.
« Il m’a fait comprendre que je dois vous faire partir, sinon il fermera l’ouverture par laquelle je reçois la lumière du soleil. La meilleure façon d’obliger à s’éloigner ceux qui payent pour me voir est de leur prédire l’avenir ; et je vais vous commenter le vôtre. Vous êtes jeune et fort, en ce moment. Mais avant que cette planète n’ait fait dix tours autour de son soleil, vous aurez perdu beaucoup de vos forces, et vous ne retrouverez jamais l’énergie qui est actuellement la vôtre. Si vous avez des fils, vous aurez engendré vos propres ennemis. Si…
— C’est assez ! criai-je. Vous ne faites que me raconter le destin commun à tous les hommes. Répondez sincèrement à une seule question, et je m’en irai. Je suis à la recherche d’une jeune femme du nom d’Aghia. Où puis-je la trouver ? »
Pendant quelques instants, ses yeux se tournèrent vers le haut, et ses paupières se fermèrent jusqu’à ne plus laisser passer qu’un mince croissant vert pâle. Il fut pris d’un léger tremblement, se redressa et tendit les bras, les doigts écartés comme des tiges. Puis, parlant lentement, il dit : « Au-dessus du sol. »
Son tremblement cessa et il se rassit, paraissant plus vieux et plus pâle qu’auparavant.
« Vous n’êtes qu’un charlatan, je le vois. » Sur ces mots, je me détournai. « Et j’ai été bien naïf de vous croire, si peu que ce soit.
— Non, dit l’homme vert dans un murmure. Écoutez. En me rendant ici, j’ai traversé tout votre avenir. Si occultés qu’ils soient, certains des éléments dont il est composé sont en moi. Je n’ai fait que vous dire la vérité. Et s’il est vrai que vous êtes l’ami de l’alcade local, je vais vous dire autre chose dont vous pourrez lui faire part, quelque chose que j’ai appris grâce aux questions posées par ceux qui sont venus m’interroger. Des hommes armés cherchent à faire évader un homme du nom de Barnoch. »
Je sortis la pierre à aiguiser de ma sabretache, la brisai en deux sur le pieu auquel était attachée la chaîne, et lui en donnai une moitié. Pendant un court moment, il ne comprit pas à quoi servait l’objet qu’il tenait. Puis je vis ce savoir naître sur son visage, l’envahir et lui donner une grande expression de joie, comme s’il s’épanouissait et prenait un bain de soleil dans la lumière plus radieuse de sa propre époque.
4. Le bouquet de roses
Je jetai un coup d’œil au soleil en sortant de la tente du forain ; déjà l’horizon occidental, dans son ascension journalière vers l’astre, avait dépassé la moitié du ciel, et il me restait moins de deux veilles avant de devoir entrer en scène. Aghia avait disparu, et j’avais perdu tout espoir de la retrouver après la poursuite désordonnée à laquelle je m’étais livré, courant d’un bout à l’autre de la foire. Les prédictions du montreur de temps m’avaient malgré tout réconforté, car l’interprétation que je leur donnais était que nous nous rencontrerions à nouveau avant de mourir. En outre, dans la mesure où elle était venue assister à la sortie de Barnoch, il n’était pas impossible qu’elle soit tentée de venir voir les exécutions, celles de Morwenna et du voleur de bétail.
C’est plongé dans ces réflexions que je pris le chemin de l’auberge, mais, bien avant d’avoir regagné la chambre que je partageais avec Jonas, elles avaient laissé la place à l’évocation de Thècle et au souvenir du jour où j’avais été élevé au grade de compagnon ; c’était l’idée de devoir abandonner mes habits civils pour la cape fuligine de la guilde qui m’y avait fait penser. Telle est la puissance des associations d’idées, que tout cela me venait à l’esprit alors que la cape était encore accrochée à son portemanteau, et que Terminus Est se trouvait toujours cachée sous mon matelas.