Longtemps après avoir longé une ultime balustrade, je continuai de craindre une irruption des soldats de l’Autarque ; mais au bout de quelque temps, n’ayant pas vu l’ombre d’une patrouille, j’en vins à les mépriser en me disant que leur inefficacité n’était que l’un des aspects du désordre général qui régnait un peu partout dans la Communauté. Avec ou sans mon aide, me dis-je, Vodalus viendrait forcément à bout de ces incapables – tout de suite, même : il lui suffisait de se décider à frapper.
Mais néanmoins, l’androgyne en robe jaune qui connaissait le mot de passe de Vodalus et avait reçu son message comme s’il l’attendait était bien l’Autarque, maître de ces soldats et de toute la Communauté, dans la mesure où celui-ci se reconnaissait un maître. Le doute n’était pas possible ; Thècle l’avait souvent vu, et les souvenirs de Thècle étaient maintenant devenus les miens. C’était bien lui. Si Vodalus avait déjà gagné, pourquoi restait-il dans la clandestinité ? À moins que Vodalus ne fût qu’une créature de l’Autarque ? (Dans ce cas, pourquoi Vodalus y aurait-il fait allusion comme à un serviteur ?) J’essayai de me convaincre que tous les événements qui s’étaient déroulés dans la chambre cachée par le tableau et dans le reste du Manoir Secret n’avaient été qu’un rêve ; mais je savais qu’il n’en était rien, et de plus, le morceau d’acier avait disparu.
D’évoquer Vodalus me fit penser à la Griffe et à la recommandation, faite par l’Autarque en personne, de la restituer à la congrégation de prêtresses appelées les pèlerines. Je la tirai de sa cachette. La lumière qu’elle émettait était douce, maintenant ; ce n’était plus l’éclat dont elle avait brillé dans la caverne aux hommes-singes, non plus que la lueur affaiblie qui en émanait dans l’Antichambre, lorsque je l’avais examinée avec Jonas. Elle avait beau tenir dans la paume de la main, elle m’apparaissait comme un étang d’eau bleue, plus pure que celle de la citerne, bien plus que celle du Gyoll, un étang dans lequel j’aurais pu plonger… si ce n’est que, ce faisant, j’aurais eu l’impression de plonger vers le haut, si incompréhensible que cela fût. C’était à la fois rassurant et inquiétant, et je l’enfonçai à nouveau dans ma botte, avant de reprendre ma route.
À l’aube, je me trouvais sur un sentier étroit qui serpentait au milieu d’une forêt plus somptueuse dans sa putréfaction que celle qu’on trouvait à l’extérieur du mur de Nessus. Je ne cheminais plus sous les arches pleines de fraîcheur des fougères, mais au sein de vignes vierges enroulant leurs vrilles vigoureuses sur les grands acajous et les albizias ; des vignes, qui, lascives comme des hétaïres, changeaient les branches racolées en nuées de verdure et en riches draperies de feuillages constellées de fleurs. Dans la futaie, des oiseaux qui m’étaient inconnus s’interpellaient, et j’aperçus une fois un singe en train de m’épier sur la plus haute fourche d’un arbre ; avec son visage ratatiné et sa barbe rousse, on aurait pu le prendre pour un homme vêtu de fourrure, n’eussent été ses quatre mains. J’étais à bout de forces lorsque je tombai sur un endroit bien sec et ombragé, entre deux énormes racines. Je m’enroulai dans mon manteau et m’apprêtai à dormir.
Il m’arrive souvent de chercher en vain le sommeil, et de le voir m’échapper comme la plus évanescente des chimères, mi-souffle, mi-légende. Cette fois-ci, il fondit sur moi. À peine avais-je fermé les yeux que je me trouvai à nouveau face à face avec le géant fou. Je tenais bien Terminus Est à la main ; malheureusement, elle était réduite à une simple baguette. Nous n’étions plus sur la scène mais sur un étroit parapet. Sur l’un des côtés, flambaient les torches d’une armée ; de l’autre, un véritable précipice tombait dans un lac immense, qui était et n’était pas en même temps l’étang d’azur de la Griffe. Baldanders souleva son terrible flambeau, tandis que j’étais devenu le personnage enfantin que j’avais vu sous la mer. J’eus l’impression que les femmes gigantesques ne pouvaient se trouver loin. La massue s’abattit dans un grand fracas.
C’était le milieu de l’après-midi, et des fourmis couleur de feu formaient une procession en travers de ma poitrine. Après deux ou trois veilles passées à explorer cette forêt superbe mais décadente, parmi les grandes feuilles pâles, je tombai sur un chemin plus large ; une veille plus tard (les ombres commençaient à s’allonger), je m’arrêtai, la narine en éveil. L’odeur que j’avais détectée, j’en eus la confirmation, était bien celle, âcre, de la fumée. J’étais mort de faim, et pressai le pas.
26. La croisée des chemins
J’aboutis à un carrefour. J’aperçus quatre silhouettes humaines, assises à même le sol, autour d’un feu chétif. C’est Jolenta que je reconnus la première – l’aura de sa beauté transformait la clairière en jardin d’Éden. Presque au même instant, Dorcas me vit et se précipita vers moi pour m’embrasser. J’eus le temps d’identifier, au-dessus de l’épaule massive de Baldanders, le profil aigu et vulpin du Dr Talos.
Le géant, que j’aurais logiquement dû reconnaître en premier, était devenu presque méconnaissable. Sa tête était emmaillotée dans des bandages crasseux, et il avait enlevé l’espèce de capote noire informe qu’il portait habituellement, laissant voir son vaste dos recouvert d’un onguent gluant qui avait l’apparence de l’argile et dégageait une odeur d’eaux stagnantes.
« À la bonne encontre, à la bonne encontre ! s’écria le Dr Talos. Nous nous demandions tous où vous aviez bien pu passer. » D’un léger mouvement de tête, Baldanders me fit comprendre que c’était surtout Dorcas qui se l’était demandé – chose que j’aurais certainement pu deviner tout seul.
« J’ai couru, répondis-je. Comme Dorcas, si je ne me trompe. Ce qui m’étonne, c’est que vous n’ayez pas été tous tués.
— Il s’en est fallu de très peu », dut admettre le docteur en hochant la tête.
Jolenta haussa les épaules lentement, et, fait par elle, ce simple mouvement avait quelque chose d’une exquise cérémonie. « Je suis partie en courant, moi aussi. » Elle mit ses mains en coupe sous ses gros seins. « Mais je n’ai pas l’impression d’être bâtie pour courir, qu’en penses-tu ? Toujours est-il que dans l’obscurité, j’ai fini par me cogner contre un exultant qui me dit qu’il était inutile de courir plus loin, et qu’il se chargeait de me protéger. Malheureusement, une escouade de spahis est arrivée sur ces entrefaites – j’aimerais bien avoir l’une de leurs bêtes pour tirer ma carriole, un jour, elles sont splendides – avec à sa tête un personnage officiel du genre de ceux que les femmes n’intéressent pas. Je me pris à espérer être conduite jusqu’à l’Autarque – dont chaque goutte de sueur brille plus puissamment que toutes les étoiles – à la manière dont la chose se passe dans la pièce. Au lieu de cela, les spahis chassèrent mon exultant et me reconduisirent au théâtre, où, dit-elle en montrant Baldanders, il se trouvait encore avec le docteur. Le docteur était en train de l’enduire de son baume, et les soldats avaient l’air d’être sur le point de nous tuer ; je voyais bien, cependant, qu’ils n’avaient pas envie de me tuer, moi. Finalement, ils nous ont laissés libres, et nous voilà.