— Nous avons trouvé Dorcas au point du jour, ajouta le Dr Talos. Ou plutôt, c’est elle qui nous a retrouvés ; depuis, nous avons progressé lentement en direction des montagnes. Lentement, car en dépit de ses blessures, Baldanders est encore le seul à disposer d’assez de forces pour porter les bagages. Bien entendu, nous nous sommes débarrassés de beaucoup de choses, mais il en est certaines autres que nous devions absolument garder. »
J’exprimai ma surprise d’apprendre que Baldanders était seulement souffrant, moi qui le tenais pour mort à coup sûr.
« C’est le Dr Talos qui l’a arrêté, intervint Dorcas. N’est-ce pas, docteur ? Voilà comment il a été capturé. C’est vraiment extraordinaire qu’aucun des deux n’ait été tué.
— Mais comme vous le voyez pourtant, ajouta le Dr Talos en souriant, nous faisons toujours partie des vivants. Et nous avons beau n’être guère présentables, nous sommes riches, maintenant. Montre donc notre trésor à Sévérian, Baldanders. »
Le géant changea péniblement de position et sortit une bourse de cuir rebondie. Après avoir regardé le docteur comme pour chercher des directives plus précises, il en défit le cordon et fit tomber dans ses mains énormes une cascade de chrisos flambant neufs.
Le Dr Talos se saisit de l’une des pièces et la tint de manière à la faire briller dans la lumière. « Combien de temps croyez-vous que l’un des pêcheurs du lac Diuturna travaillerait à la construction d’un mur pour ça ?
— Au moins une année, me semble-t-il, répondis-je.
— Une ? Non, deux ! Tous les jours, hiver comme été, qu’il pleuve ou qu’il vente, pourvu que nous lui donnions régulièrement de simples fragments de cuivre, comme nous le ferons. Nous trouverons sans difficulté cinquante hommes pour nous aider à reconstruire notre demeure. Attends un peu de la voir ! »
De sa voix aux inflexions épaisses, Baldanders ajouta : « S’ils veulent bien travailler. »
L’homme aux cheveux roux se tourna vivement vers lui. « Ils travailleront ! J’ai appris pas mal de choses depuis la dernière fois, figure-toi ! »
Je m’interposai. « Une partie de cet argent m’appartient, je suppose, ainsi qu’à Dorcas et Jolenta ; est-ce que je me trompe ? »
Le Dr Talos se détendit. « Ah oui, j’avais oublié. Ces dames ont déjà touché leurs parts ; la moitié de ceci vous appartient. Après tout, nous n’en disposerions pas si vous n’aviez pas été là. » Il se mit à puiser dans les mains en coupe du géant et entreprit de faire deux tas de pièces, devant lui, à même le sol.
Sur le coup, je crus qu’il voulait simplement dire que j’avais contribué à l’éventuel succès de la pièce. Néanmoins Dorcas, qui sentit sans doute que la remarque du Dr Talos allait un peu plus loin que cette seule constatation, lui demanda : « Pourquoi dites-vous cela, docteur ? »
Un sourire apparut sur son visage aigu. « Sévérian dispose d’amis très haut placés. Je dois l’avouer, je m’en doutais depuis quelque temps déjà. Un bourreau qui se promène au hasard sur les routes comme un vulgaire vagabond, voilà un morceau trop dur à avaler même pour quelqu’un comme Baldanders… quant à moi, je le crains, j’ai la gorge excessivement étroite.
— Si j’ai de tels amis, répondis-je, c’est à mon insu. »
Les deux piles de pièces étaient maintenant égales ; le docteur poussa l’une d’entre elles dans ma direction, l’autre dans celle du géant. « Tout d’abord, lorsque je vous ai trouvé dans le même lit que Baldanders, j’ai pensé que vous nous aviez été envoyé pour nous dissuader de donner notre pièce – laquelle ; comme vous avez pu vous-même le constater, peut donner l’impression, au moins en apparence, de critiquer l’autarcie.
— Oh ! à peine ! » susurra Jolenta d’un ton sarcastique.
« Toutefois, envoyer un bourreau de la Citadelle, simplement pour faire peur à deux saltimbanques est une réaction disproportionnée et absurde. C’est alors que j’ai compris que le fait même de mettre mon ouvrage en scène contribuait à vous faire passer inaperçu. Qui aurait pu imaginer l’un des serviteurs de l’Autarque en train de se lancer dans une entreprise de ce genre ? C’est pourquoi j’ai ajouté le rôle de l’Acolyte qui vous cachait encore mieux puisqu’il justifiait votre tenue.
— J’ignore tout de cela.
— Bien entendu. Je n’ai aucune intention de vous obliger à trahir vos allégeances. Toutefois, hier, tandis que nous finissions de monter notre théâtre, un serviteur de très haut rang du Manoir Absolu (un agamite, je crois, de ceux dont on dit qu’ils ont l’oreille de l’Autarque en personne) est venu nous demander si vous jouiez dans notre troupe, et si vous étiez avec nous. Vous vous étiez absenté en compagnie de Jolenta, mais je n’ai pas hésité à répondre par l’affirmative. Il m’a alors demandé quelle part exactement je prenais dans la distribution, et lorsque je le lui eus dit, il ajouta avoir reçu l’ordre de nous payer tout de suite, avant la représentation de la soirée.
Cette décision s’est montrée des plus heureuses, vu que ce grand imbécile s’est avisé de charger la foule des spectateurs. »
Ce fut l’une des rares occasions où je pus voir Baldanders blessé par l’une des piques du docteur. En dépit des efforts que cela lui coûtait, de toute évidence, il déplaça son corps puissant de manière à nous tourner le dos.
Une fois de plus me revint à l’esprit la remarque de Dorcas, à propos de ma solitude lorsque j’avais dormi dans la tente du Dr Talos. Je compris alors que c’était ce que ressentait le géant ; que, pour lui, il n’y avait personne dans la clairière en dehors de lui-même et de quelques petits animaux familiers, dont il commençait à se fatiguer.
« Il a payé pour sa témérité, dis-je. Il a l’air d’être sérieusement brûlé. »
Le docteur acquiesça. « En vérité, Baldanders a eu bien de la chance. Les hiérodules ont réglé leurs rayonnements de façon à tenter de le détourner plutôt que de le tuer. Il doit la vie à leur longanimité, et se régénérera.
— Voulez-vous dire qu’il guérira ? murmura Dorcas. Je l’espère de tout mon cœur. J’éprouve plus de pitié pour lui que je ne saurais dire.
— Vous avez le cœur tendre… trop tendre, peut-être. Mais Baldanders est encore en train de grandir, et les enfants en pleine croissance ont d’étonnants pouvoirs de récupération.
— Encore en train de grandir ? m’étonnai-je. Mais il a déjà des cheveux gris ! »
Le docteur se mit à rire. « Peut-être est-ce qu’il grandit en grisonnant… Bon, maintenant, mes chers amis, reprit-il en se levant pour secouer la poussière de son pantalon, nous nous trouvons, comme l’a fort justement dit un poète, à l’endroit où le destin des hommes veut qu’ils se séparent. Si nous nous sommes arrêtés ici, Sévérian, ce n’est pas seulement parce que nous étions fatigués, mais aussi parce que c’est en cet endroit que divergent nos chemins : celui qui va vers Thrax, où vous vous rendez, et celui qui va jusqu’au lac Diuturna, notre propre pays. Il me répugnait de dépasser ce point, le dernier où nous pouvions espérer vous retrouver, sans avoir partagé nos gains – ce qui est fait, maintenant. Au cas où vous vous trouveriez en contact avec vos protecteurs du Manoir Absolu, leur direz-vous avoir été traité de manière équitable ? »