La pile de chrisos était encore devant moi, sur le sol. « Il y a là cent fois plus que je n’espérais recevoir, dis-je. Oui, c’est ce que je dirai certainement. » Je ramassai les pièces et les versai dans ma sabretache.
Dorcas et Jolenta échangèrent un coup d’œil, et Dorcas dit : « Je vais à Thrax avec Sévérian, si c’est là sa destination. » Jolenta tendit une main au docteur, attendant de toute évidence qu’il l’aidât à se relever.
« Baldanders et moi-même voyagerons seuls, lui dit-il. Nous marcherons toute la nuit. Tous vous allez nous manquer, mais le moment de la séparation est arrivé. Dorcas, mon enfant, je suis ravi que vous ayez trouvé un protecteur. » (À ce moment-là, Jolenta avait reposé la main sur sa cuisse.) « Allons Baldanders : il est temps de partir. »
Le géant se mit péniblement sur ses pieds. Il ne poussa pas le moindre gémissement, mais on pouvait lire la souffrance sur son visage. Ses pansements étaient humides de sang mélangé de sueur. Je savais ce qu’il me restait à faire et dis alors : « J’ai quelques mots à dire en privé à Baldanders auparavant ; je n’en aurai que pour un instant. Pouvez-vous tous vous éloigner d’une centaine de pas environ ? »
Les deux jeunes femmes furent les premières à faire ce que je leur demandais. Après avoir finalement aidé Jolenta à se relever, Dorcas emprunta l’un des chemins, et Jolenta l’autre ; quant au Dr Talos, il resta là où il se trouvait jusqu’à ce que je répète ma requête.
« Vous désirez que je m’éloigne, moi aussi ? C’est tout à fait inutile ; dès que nous serons à nouveau ensemble, Baldanders me répétera tout ce que vous lui aurez dit. Jolenta, venez par ici, ma chère.
— C’est sur la même demande que je vous ai faite qu’elle est partie.
— Je vous l’accorde, mais elle a pris le mauvais chemin, ce que je ne peux admettre. Jolenta !
— Docteur, je n’ai qu’un seul but : venir en aide à votre ami – ou esclave, peu importe. »
D’une manière tout à fait inattendue, la voix profonde de Baldanders monta de dessous ses pansements. « C’est moi qui suis son maître.
— Exactement », dit le docteur, qui, reprenant la pile de chrisos qu’il avait poussée en direction de Baldanders, la glissa dans la poche de pantalon du géant.
Jolenta était revenue vers nous en boitillant, et de grosses larmes sillonnaient son beau visage. « Mais ne puis-je pas venir avec vous, docteur ?
— Bien sûr que non », répondit-il aussi froidement qu’il l’aurait fait à un enfant demandant une deuxième part de gâteau. Jolenta se laissa tomber à ses pieds.
Je me tournai vers le géant. « Je peux vous aider, Baldanders. Il y a peu de temps, l’un de mes amis a été aussi gravement brûlé que vous l’êtes, et j’ai pu faire quelque chose pour lui. Mais je ne me déciderai pas tant que le Dr Talos et Jolenta seront à proximité. Voulez-vous m’accompagner sur le chemin du Manoir Absolu, pendant quelques pas ? »
Lentement, le géant balança sa tête d’un côté à l’autre.
« Il sait quel genre de calmant vous êtes à même de lui offrir, s’exclama le Dr Talos en riant. Il lui est également arrivé souvent de l’administrer, mais il aime beaucoup trop la vie pour sa part.
— Mais c’est la vie que je lui offre, non la mort.
— Ah oui ? Et où donc est cet ami ? » répliqua le Dr Talos, levant un sourcil narquois.
Le géant s’était déjà emparé des brancards de son charreton. « Baldanders, dis-je, sais-tu qui était le Conciliateur ?
— C’était il y a très, très longtemps, répondit le géant. Cela n’a pas d’importance. » Il s’engagea dans le chemin qu’avait voulu prendre Jolenta. Le Dr Talos lui emboîta le pas, Jolenta s’accrochant à son bras, mais s’arrêta au bout de quelques enjambées.
« D’après ce que vous nous avez raconté, Sévérian, vous avez eu la garde de nombreux prisonniers, déjà. Si Baldanders vous donnait un autre chrisos, accepteriez-vous de retenir cette créature jusqu’à ce que nous ayons disparu ? »
J’étais encore malade à l’idée des souffrances du géant et de mon échec à le convaincre, mais je réussis à dire : « En tant que membre de notre guilde, je ne peux accepter de tâches que sur réquisition d’autorités légalement constituées.
— Nous la tuerons donc nous-mêmes dès que nous serons hors de vue.
— Ceci est un problème entre vous et elle », répondis-je en prenant la direction suivie par Dorcas.
À peine l’avais-je rejointe que Jolenta se mettait à crier. Dorcas s’arrêta et, me serrant la main un peu plus fort, me demanda ce qui se passait ; je lui racontai les menaces lancées par le docteur.
« Et tu l’as laissée partir ainsi ?
— Je n’ai pas cru qu’il les mettrait à exécution. »
Mais déjà, nous avions rebroussé chemin. À peine avions-nous fait une douzaine de pas que les hurlements, ininterrompus jusqu’ici, cessèrent brutalement ; le silence était si profond que l’on pouvait entendre le bruissement d’une feuille desséchée poussée par la brise. Nous nous dépêchâmes, mais avant d’atteindre le carrefour, je savais que nous arriverions trop tard ; si bien, pour tout dire, que je courus uniquement pour ne pas décevoir Dorcas.
Néanmoins, je m’étais trompé : Jolenta n’était pas morte. À un détour du chemin je pus la voir qui courait vers nous, les genoux se touchant comme si ses cuisses trop rondes l’embarrassaient, et les bras croisés sur la poitrine pour la contenir. Sa somptueuse chevelure d’or rouge lui tombait sur les yeux, et le fin voile d’organza dans lequel elle tentait de se draper était réduit en charpie. Elle s’évanouit lorsque Dorcas l’eut prise dans ses bras. « Les monstres, dit-elle, ils l’ont battue !
— Il y a un moment à peine, tu craignais qu’ils ne l’eussent tuée. » J’examinai les marques laissées sur le dos de la splendide jeune femme. « Ce sont les traces de la canne du docteur, je crois. Encore une chance qu’il n’ait pas lancé Baldanders sur elle.
— Mais que pouvons-nous faire ?
— Essayer ceci. » J’extirpai la Griffe du haut de ma botte et la lui montrai. « Te rappelles-tu cette chose que nous avons trouvée dans ma sabretache ? Tu avais dit que ce n’était pas une vraie pierre précieuse. Voici l’objet, et parfois il semble guérir les personnes blessées. J’ai voulu l’expérimenter sur Baldanders, mais il a refusé. »
Je tins tout d’abord la Griffe au-dessus de la tête de Jolenta, puis la déplaçai en suivant les contusions de son dos ; mais la gemme ne devint pas plus lumineuse, tandis que la jeune femme ne parut pas aller mieux. « Ça ne marche pas, dis-je. Il va falloir que je la porte.
— Prends-la en travers de ton épaule, sans quoi tu serais obligé de la tenir juste à l’endroit où elle a été le plus touchée. »
Dorcas s’empara de Terminus Est, et je fis comme elle me l’avait conseillé, trouvant Jolenta aussi lourde qu’un homme, ou presque. Nous avançâmes ainsi péniblement pendant un long moment, sous le dais vert pâle des feuilles, mais finalement Jolenta ouvrit les yeux. Il lui était encore pratiquement impossible de se tenir debout et a fortiori de marcher sans aide ; c’est tout juste si elle put esquisser de la main le geste d’écarter ses cheveux, pour nous laisser voir son merveilleux visage ovale tout parcouru de larmes.
« Le docteur n’a pas voulu que je l’accompagne », dit-elle.
Dorcas hocha la tête. « On le dirait bien. » Elle avait l’air de parler à quelqu’un de beaucoup plus jeune qu’elle.
« Je vais me détruire, me défaire. »
Je lui demandai ce qu’elle voulait dire par là, mais elle se contenta de secouer la tête. Au bout d’un moment elle se reprit et dit : « Puis-je venir avec vous, Sévérian ? Je n’ai pas le sou. Baldanders m’a repris tout ce que le docteur m’avait donné. » Elle coula un regard en biais vers Dorcas. « Elle a de l’argent, elle, plus que je n’en ai eu ; autant que ce que le docteur vous a laissé.