— Il sait tout cela, intervint Dorcas, et il sait aussi que tout mon argent lui appartient, s’il le veut. »
Je changeai de sujet de conversation. « Je dois vous dire, à l’une comme à l’autre, qu’il se peut que je n’aille pas à Thrax, ou du moins pas directement, dans le cas où je découvrirais le refuge actuel de l’ordre des pèlerines. »
Jolenta me regarda comme si j’étais subitement devenu fou. « On m’a toujours dit qu’elles parcouraient le monde entier, et que de toute façon elles n’accepteraient que des femmes.
— Je ne veux pas entrer dans leur ordre, mais simplement les trouver. La dernière fois que j’en ai entendu parler, elles se dirigeaient vers le nord. Si je peux apprendre où exactement dans le Nord, j’irai aussitôt, même s’il faut pour cela me diriger plein sud.
— Je vais où tu vas, déclara Dorcas, et non pas à Thrax.
— Et moi, je ne vais nulle part », se lamenta Jolenta.
Dès que nous ne fûmes plus dans l’obligation de soutenir tout le temps Jolenta, Dorcas et moi prîmes quelques dizaines de pas d’avance sur elle. Au bout d’un certain temps, toutefois, je me retournai pour voir comment elle se comportait. Elle ne pleurait plus, mais c’est à peine si je pus reconnaître la beauté qui accompagnait naguère le Dr Talos. Elle avait alors un port de tête fier, arrogant même ; ses épaules étaient rejetées en arrière, et ses yeux superbes brillaient comme des émeraudes. Elle se tenait maintenant voûtée, les yeux tournés vers le sol, et paraissait à bout de forces.
« De quoi as-tu donc parlé avec le docteur et le géant ? » me demanda Dorcas tandis que nous marchions.
« Je te l’ai déjà expliqué, répondis-je.
— À un moment, tu as parlé tellement fort que j’ai pu entendre tes paroles. Tu as dit : “Sais-tu qui était le Conciliateur ?” Mais je n’ai pas pu en déduire si tu cherchais à savoir s’ils connaissaient la réponse ou si tu la savais déjà en posant ta question.
— Je ne sais que très peu de chose – pratiquement rien, en réalité. J’ai vu des peintures censées le représenter, mais elles diffèrent toutes les unes des autres, et ne peuvent être l’image d’un seul et même homme.
— Il y a les légendes.
— La plupart de celles que l’on raconte sont ridicules. Quel dommage que Jonas ne soit pas avec nous ; il s’occuperait de Jolenta et nous parlerait certainement du Conciliateur. Jonas est cet homme que nous avons rencontré peu avant de franchir la porte de Compassion, celui qui montait un merychippus. Nous avons été de bons amis, tout le temps que nous avons passé ensemble.
— Mais où est-il, maintenant ?
— C’est ce que voulait savoir le Dr Talos ; mais je l’ignore et n’ai pas envie d’en parler. Parle-moi du Conciliateur, si tu veux faire la conversation. »
Sans doute était-ce quelque chose de complètement irrationnel, mais à peine avais-je prononcé ce nom que j’eus l’impression de sentir peser plus fortement sur moi le silence de la forêt. Les soupirs d’un vent sans force, jouant dans les plus hautes branches des arbres, auraient pu être les gémissements en provenance d’un lit de malade, et les pâleurs malsaines des feuilles privées de lumière, les visages blêmes d’enfants en train de mourir de faim.
« Personne n’en sait beaucoup sur lui, commença Dorcas, et j’en sais probablement encore moins que toi. J’ignore même complètement, à l’heure actuelle, où j’ai appris le peu que je sais sur lui. Toujours est-il que certains prétendent qu’il était à peine plus âgé qu’un enfant, et d’autres vont même jusqu’à dire qu’il n’était pas humain – et non pas un cacogène, mais en quelque sorte l’idée devenue pour nous tangible de quelque immense intelligence, pour laquelle notre réalité n’aurait guère plus de consistance que les théâtres en papier que vendent les marchands de jouets. Une histoire raconte comment, un jour, il a pris par la main une femme en train de mourir, se saisissant d’une étoile de l’autre, et que de ce jour date son pouvoir de réconcilier l’humanité avec l’univers, et l’univers avec l’humanité, comblant l’ancien fossé. Il avait coutume de disparaître et de réapparaître quand tout le monde le tenait pour mort – on l’aurait même revu après qu’il eut été enterré. On peut le rencontrer sous la forme d’un animal parlant le langage des humains, et il serait apparu à je ne sais quelle femme particulièrement pieuse sous la forme de roses. »
Je me souvins de ma prise de masque : « Katharine la Bienheureuse, sans doute, le jour de son exécution.
— Il y a des légendes nettement plus sinistres.
— Raconte-les-moi.
— Elles me faisaient peur, avoua Dorcas. De toute façon, je ne me les rappelle même pas. Mais est-ce qu’il n’est pas question de lui, dans ce petit livre brun que tu as sur toi ? »
Je sortis le volume de ma sabretache, et constatai que c’était le cas. Et puis, comme il n’était pas agréable de lire en marchant, je l’y replaçai en me disant que je lirais ce passage lorsque nous nous arrêterions pour bivouaquer, comme nous n’allions pas tarder à devoir le faire.
27. En route pour Thrax
Notre chemin resta sous le couvert de la forêt tout le reste de la journée ; nous n’en étions pas sortis lorsque la lumière commença à décroître, et, une veille environ plus tard, alors qu’il faisait déjà très noir, nous arrivâmes sur la berge d’une rivière. Elle était bien moins large que le Gyoll, mais son cours était plus rapide ; nous pûmes apercevoir, grâce au clair de lune, de vastes champs de canne à sucre, que, sur l’autre rive, le vent nocturne faisait onduler. Il y avait déjà un bon moment que Jolenta sanglotait de fatigue, et Dorcas et moi décidâmes de nous arrêter. Il n’était pas question que je risque le fil de la lame de Terminus Est, affûtée au plus près, sur les grosses branches des géants de cette forêt et le petit bois était difficile à trouver ; les rares branches mortes sur lesquelles nous étions tombés étaient imbibées d’eau, spongieuses et en pleine décomposition. Heureusement, le bord de la rivière nous fournit en abondance des tiges toutes tordues et desséchées, dures et légères.
Nous en avions déjà rassemblé une assez grande quantité et venions de préparer un foyer, lorsque je me souvins que je n’avais plus mon fer à feu, puisque je l’avais donné à l’Autarque – lequel devait avoir été sans aucun doute ce « serviteur très haut placé » qui avait rempli de chrisos les mains du Dr Talos. Mais Dorcas avait un silex, un morceau de fer et de l’amadou dans son maigre bagage, et nous ne tardâmes pas à pouvoir nous réchauffer autour d’un feu vif. J’eus beau m’efforcer d’expliquer à Jolenta qu’il était bien peu probable que la garde autarcique laisse des animaux dangereux se promener en liberté à proximité du Manoir Absolu, celle-ci continua à redouter les bêtes sauvages de la forêt. Pour la rassurer, je préparai trois gros brandons dont seule une extrémité était plongée dans le feu ; si bien qu’en cas de danger, il suffirait de les retirer du foyer et d’en menacer les créatures qu’elle craignait.
Aucune bête ne se présenta, et notre feu chassa même les moustiques, tandis qu’étendus sur le dos, nous contemplions les bouquets d’étincelles monter vers le ciel. Bien plus haut, nous aperçûmes les lumières des atmoptères qui allaient et venaient, tellement nombreux, à un moment donné, que leurs sillages lumineux créèrent l’illusion de l’aube ; ainsi passaient ministres et généraux de l’Autarque, retournant au Manoir Absolu ou bien partant pour le front du Nord. Comme moi, Dorcas se demanda ce qu’ils pouvaient bien penser en regardant vers le sol – pendant le bref instant où ils se trouvaient au-dessus de nous – et en voyant la petite étoile écarlate de notre feu ; et nous arrivâmes à la conclusion qu’ils devaient sans doute se poser exactement les mêmes questions à notre sujet que nous nous posions au leur, et se demander qui nous étions, d’où nous venions ou allions, et pourquoi. Dorcas me chanta une chanson parlant d’une jeune fille en train de se promener, au printemps, dans un verger en fleurs, avec la nostalgie de ses amies de l’année passée, des feuilles mortes.