Jolenta avait choisi de s’étendre entre le feu et l’eau, sans doute parce qu’elle se sentait là davantage en sécurité. Dorcas et moi étions de l’autre côté du feu, non seulement parce que nous voulions être vus d’elle le moins possible, mais surtout à cause de l’horreur instinctive qu’éprouvait Dorcas au seul bruit de l’eau noire et froide qui coulait en contrebas, comme elle me l’expliqua. « C’est comme un ver, ajouta-t-elle. Comme un énorme serpent d’ébène ; il n’a pas faim en ce moment, mais il sait où nous nous trouvons et viendra nous manger tout à l’heure. N’as-tu pas peur des serpents, Sévérian ? »
Thècle les redoutait ; je sentis frissonner l’ombre de sa peur à la question de Dorcas, et j’acquiesçai.
« J’ai entendu dire que l’Autarque de tous les serpents, qui se cache dans les forêts chaudes du Nord, est Ouroboros, le frère d’Abaïa, et que les chasseurs qui découvrent son antre s’imaginent avoir trouvé un tunnel qui passe sous la mer ; ils y descendent et, sans le savoir, pénètrent dans sa bouche, jusqu’au fond de sa gorge, si bien qu’ils sont déjà morts alors qu’ils se croient en vie. D’autres cependant racontent qu’Ouroboros est seulement le grand fleuve qui coule jusqu’à sa propre source, ou encore la mer elle-même dévorant ce qui lui a donné naissance. »
Dorcas vint se serrer plus près de moi tout en parlant, et je passai un bras autour de ses épaules, ayant compris qu’elle avait envie que nous fassions l’amour ensemble, même si nous n’étions pas sûrs que Jolenta fût endormie, de l’autre côté du foyer. D’ailleurs celle-ci remua de temps en temps, et, du fait de ses hanches pleines, de sa taille étroite et de l’ondoiement de sa chevelure, elle semblait onduler comme un serpent l’aurait fait.
Dorcas leva vers moi son petit visage tragiquement pur ; je l’embrassai, et elle m’enlaça plus étroitement, tremblante de désir.
« J’ai tellement froid », murmura-t-elle.
Elle était nue, mais je ne l’avais pas vue se déshabiller. Je l’entourai de ma cape, elle avait sur la peau, comme moi, la bonne chaleur sèche du foyer. Elle glissa ses petites mains sous mes vêtements et commença de me caresser.
« C’est si bon, dit-elle. Si doux…» Et au bout d’un instant (alors même que nous avions déjà fait l’amour ensemble) : « Ne vais-je pas être trop petite ? » demanda-t-elle, comme une enfant.
Lorsque je m’éveillai, la lune (il me paraissait soudain inimaginable que ce fût cette même lune qui m’eût guidé dans les jardins du Manoir Absolu) venait presque d’être rattrapée par l’horizon qui montait à l’ouest. Son reflet de béryl s’étalait sur la rivière, donnant à la moindre ride les profondeurs ombreuses d’une vague.
Je me sentais mal à l’aise, sans savoir pourquoi. La peur des bêtes exprimée par Jolenta me parut tout à coup moins ridicule qu’auparavant ; je me levai, et après avoir vérifié qu’il ne lui était rien arrivé non plus qu’à Dorcas, allai rassembler davantage de petit bois pour notre feu mourant. Je me souvins des noctules, que d’après Jonas on envoyait en général de nuit à la poursuite de leurs victimes, et de la chose qui rôdait dans l’Antichambre. Des oiseaux de nuit circulaient au-dessus de nos têtes, non pas seulement des chouettes, comme nous en avions des quantités nichant dans les tours en ruine de la Citadelle, des oiseaux facilement reconnaissables à leur tête courte et ronde et à leurs grandes ailes silencieuses, mais des oiseaux d’une autre espèce, avec des queues fourchues, qui plongeaient brusquement vers l’eau qu’ils effleuraient de l’aile tout en poussant des pépiements. De temps en temps, des papillons de nuit, bien plus grands que tous ceux que j’avais vus jusque-là, voletaient d’un arbre à l’autre. Leurs ailes ornées étaient aussi longues qu’un bras d’homme, et ils communiquaient entre eux comme le font les êtres humains, mais le timbre de leur voix était tellement élevé que c’est à peine si l’on pouvait les entendre.
Après avoir ranimé le feu, m’être assuré de la présence de Terminus Est, et avoir regardé longuement le visage innocent de Dorcas, ses yeux fermés par de longs cils exprimant encore de la tendresse, je m’allongeai à nouveau pour observer les oiseaux voyageant entre les constellations et entrer dans l’univers des souvenirs, qui, si doux ou amers que soient ces derniers, ne m’est jamais tout à fait fermé.
Je cherchai tout d’abord à évoquer la célébration du jour de Katharine la Bienheureuse qui s’était déroulée l’année après que j’avais été nommé capitaine des apprentis ; mais à peine les préparatifs de la fête avaient-ils commencé, que tout cela fut bousculé par d’autres souvenirs arrivant de tous côtés. J’étais dans la cuisine et portais à mes lèvres une coupe de vin dérobé – qui se transforma en un sein d’où coulait un lait tiède. C’était donc le sein de ma mère, et je pus difficilement contenir le sentiment de joie qui m’envahit (lequel risquait de balayer le souvenir) à l’idée que j’étais remonté si haut dans ma mémoire, jusqu’à elle, enfin, après tant de tentatives infructueuses. Mes bras cherchèrent à s’en saisir, et si seulement je l’avais pu, mes yeux se seraient levés vers elle pour voir son visage. Ce ne pouvait être que ma mère, car les enfants qu’adoptent les bourreaux n’ont jamais connu le sein. Le fond gris à la limite de ma vision devait donc être le mur de métal de sa cellule ; elle n’allait pas tarder à être emmenée pour être tourmentée par l’Appareil ou gémir dans le Collier d’Allowin. Je tentai de m’accrocher à ce souvenir, d’en marquer le moment, afin de pouvoir y retourner quand je le voudrais ; mais son image s’évanouit peu à peu en dépit de mes efforts pour la retenir, et finit par se dissoudre comme une brume que dissipe le vent qui se lève.
J’étais à nouveau un enfant… une fillette… Thècle. Je me tenais dans une chambre magnifique, dont les fenêtres étaient des miroirs, des miroirs qui tout à la fois éclairaient et réfléchissaient la lumière. Autour de moi se trouvaient des femmes ravissantes, faisant deux fois ma taille sinon davantage, et plus ou moins déshabillées. L’air embaumait un lourd parfum. J’étais à la recherche de quelqu’un, mais, en regardant les visages fardés de ces femmes si grandes, des visages délicieux et parfaits, en vérité, je commençai à craindre de ne pouvoir la reconnaître. Des larmes commencèrent à couler le long de mes joues. Trois des femmes se précipitèrent à mon aide, et je les regardai tour à tour. Mais à ce moment-là, leurs yeux s’étrécirent jusqu’à devenir des points de lumière, et un trou en forme de cœur s’ouvrit dans la bouche de la plus proche de moi, auquel vinrent s’adjoindre des ailes nervurées.
« Sévérian. »
Je m’assis, sans trop savoir à quel moment le souvenir avait laissé la place au rêve. La voix était douce et cependant très profonde, et bien qu’ayant l’impression de l’avoir déjà entendue, je ne pus savoir où sur le moment. La lune était presque passée derrière l’horizon occidental, et une deuxième extinction menaçait notre feu. Dorcas avait rejeté ses couvertures en haillons, et exposait son corps gracile à l’air de la nuit. À la voir ainsi, la pâleur de sa peau rendue plus pâle encore par l’éclat faiblissant de la lune, sauf aux endroits que les dernières braises teintaient d’un reflet rouge, je me mis à la désirer avec une force que je n’avais jamais connue – ni lorsque j’avais serré Aghia contre moi sur les Marches Adamniennes ni lorsque j’avais vu Jolenta pour la première fois sur la scène du Dr Talos, non plus que lors des innombrables occasions de mes rencontres avec Thècle dans sa cellule. Ce n’était cependant pas Dorcas que je désirais ; je venais de jouir d’elle peu de temps auparavant, et je ne pouvais être tout à fait certain (quoique étant persuadé qu’elle m’aimait sans réserve) qu’elle se serait donnée aussi promptement si elle m’avait plus que suspecté d’avoir possédé Jolenta au cours de l’après-midi qui avait précédé la représentation, et si elle n’avait pas cru que Jolenta nous observait depuis l’autre côté du feu.