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Ce n’était pas davantage Jolenta que je désirais, alors qu’étendue sur le côté elle était en train de ronfler. Je les voulais toutes les deux, en fait, avec aussi Thècle, avec la mérétrixce sans nom de la Maison turquoise qui tentait de se faire passer pour Thècle, avec son amie qui jouait le rôle de Théa, et que j’avais rencontrée dans l’escalier du Manoir Absolu. Et je voulais aussi Aghia, Valéria, Morwenna et mille autres encore. Je me rappelai les sorcières, leur folie et leurs danses sauvages dans la Vieille Cour les nuits de pluie ; et la virginale et froide beauté des pèlerines vêtues de rouge.

« Sévérian. »

Je n’avais pas rêvé. Alertés par le bruit, des oiseaux, perchés sur des branches en lisière de la forêt, s’étaient agités. Je dégainai Terminus Est et fis exprès de laisser sa lame refléter la lumière froide du matin, afin que celui qui avait parlé, quel qu’il fût, sache que j’étais armé.

De nouveau, tout était calme – plus calme même que pendant le reste de la nuit. J’attendis, tournant lentement la tête afin d’essayer de localiser celui qui m’avait interpellé par mon nom ; j’avais conscience qu’il aurait mieux valu avoir l’air de savoir déjà quelle était la bonne direction. Dorcas bougea et poussa un gémissement, mais ne se réveilla pas, non plus que Jolenta. Les seuls bruits que l’on entendait se résumaient aux crépitements du feu, au vent léger dans les feuilles, et au clapotement de l’eau.

« Où vous trouvez-vous ? » murmurai-je, sans obtenir de réponse. Dans un éclair d’argent un poisson sauta hors de l’eau, puis tout fut à nouveau silencieux.

« Sévérian. »

La voix avait beau être grave, elle avait une indiscutable intonation féminine ; elle vibrait de passion, haletait de désir ; je me souvins d’Aghia, et me gardai de remettre l’épée au fourreau.

« Le barachois…»

Tout en redoutant d’être la victime d’un piège destiné à me faire tourner le dos à la forêt, je me permis de parcourir la rivière des yeux jusqu’à ce que je voie le banc de sable qui s’étendait à environ deux cents pas de notre campement.

« Viens vers moi. »

Ce n’était pas un piège, ou du moins pas celui que j’avais cru ; la voix venait bien du cours d’eau.

« Viens, s’il te plaît. Je ne peux pas t’entendre là où tu te tiens.

— Je n’ai rien dit », répliquai-je, mais il n’y eut pas de réponse. J’attendis, peu enclin à laisser Dorcas et Jolenta seules.

« S’il te plaît. Lorsque les premiers rayons du soleil atteindront la surface de l’eau, il me faudra partir. L’occasion ne se représentera peut-être jamais. »

La petite rivière était plus large à la hauteur du barachois qu’en amont ou en aval, et il était possible d’aller à pied sec presque jusqu’au milieu de la langue de sable. Sur ma gauche, les eaux verdâtres devenaient plus profondes avec le rétrécissement du cours d’eau ; à ma droite s’étendait une cuvette insondable, d’environ vingt pas de large, d’où l’eau s’écoulait rapidement mais régulièrement. Je m’immobilisai, bien planté dans le sable, tenant fermement à deux mains la poignée de Terminus Est, dont la pointe s’enfonçait entre mes pieds. « Me voici, dis-je. Où êtes-vous ? Pouvez-vous m’entendre, maintenant ? »

Comme si c’était la rivière elle-même qui répondait, trois poissons sautèrent en même temps, plusieurs fois de suite, faisant comme autant de minuscules explosions à la surface de l’eau. Un maskinongé, au dos brun annelé d’or et de noir, vint se faufiler presque jusqu’à mes pieds, se tourna brusquement en sifflant comme pour attaquer les poissons qui venaient de sauter, puis, en contournant la pointe du barachois, entra dans le bassin où il disparut bientôt en ondulant. En son milieu, son corps était nettement plus gros que mon bras.

« N’aie pas peur, Sévérian. Regarde, regarde-moi. Sache que je ne te ferai pas de mal. »

Si verte qu’elle ait été, l’eau devint peu à peu d’un vert encore plus profond. Des milliers de tentacules de jade s’y tortillaient, sans jamais atteindre la surface. Trop fasciné pour avoir peur, je contemplai cet étonnant phénomène, lorsqu’apparut au milieu un disque blanc de trois pas de large, s’élevant lentement vers le haut.

Ce n’est que lorsqu’il fut tout près des rides de la surface, que je compris de quoi il s’agissait – et seulement parce que je vis ses yeux s’ouvrir. À travers l’eau me regardait un visage, celui d’une femme qui aurait pu faire pirouetter Baldanders comme un jouet. Elle avait des yeux écarlates, et le carmin de ses lèvres était tellement foncé que je mis un certain temps à identifier sa bouche. Elle abritait pourtant un bataillon de dents pointues ; quant aux vrilles qui se tortillaient autour de son visage, elles n’étaient que sa chevelure flottante.

« Je suis venue pour toi, Sévérian, dit-elle. Non, tu ne rêves pas. »

28. L’odalisque d’Abaïa

Je dis alors : « J’ai déjà rêvé de vous, une fois. » J’apercevais indistinctement son corps nu, immense et luisant dans l’eau.

« Nous surveillions le géant, et c’est ainsi que nous t’avons trouvé. Mais hélas, nous t’avons trop rapidement perdu de vue, lorsque vous avez été séparés. Tu croyais alors être haï, et ne savais pas combien tu étais aimé. Toutes les mers du monde ont été agitées de notre chagrin de t’avoir égaré, les vagues ont pleuré des larmes de sel et, de désespoir, se sont jetées sur les rochers.

— Et qu’attendez-vous de moi ?

— Ton amour, seulement ton amour. »

Sa main droite monta jusqu’à la surface tandis qu’elle parlait, et flotta comme un radeau formé de cinq grumes blanches. J’avais vraiment sous les yeux la main de l’ogre, avec la carte de son royaume dessinée sur la pointe de l’un de ses doigts.

« Ne suis-je pas belle ? Quand as-tu jamais vu peau aussi blanche, lèvres aussi rouges ?

— Vous êtes à couper le souffle, dis-je sans mentir. Mais pouvez-vous me dire pour quelles raisons vous étiez en train de surveiller Baldanders quand je l’ai rencontré ? Et pourquoi vous n’étiez pas en train de me surveiller, moi, comme il semble que vous auriez aimé le faire ?

— Nous surveillons le géant parce qu’il grandit, et qu’en ceci il est comme nous et comme notre père-époux, Abaïa. Il sera un jour obligé de gagner les eaux, car la terre ne pourra plus le porter. Mais toi, tu peux venir dès maintenant, si tu Le veux. Tu respireras – grâce à nous – aussi facilement que tu inhales le vent ténu et faible qui t’entoure en ce moment ; et lorsque tu le désireras, tu pourras retourner sur terre et prendre la couronne qui t’y revient. Cette rivière est la Céphissus ; elle se jette dans le Gyoll, et le Gyoll se jette dans l’océan paisible. Là tu pourras chevaucher les dauphins, parmi les champs de coraux et de perles que balaient les courants. Mes sœurs et moi te montrerons les antiques villes oubliées, dans lesquelles des centaines de générations d’êtres de ta race sont restées prisonnières et disparurent, oubliées par ceux de la terre ferme.