— Aucune couronne ne me revient, dis-je. Vous me confondez avec quelqu’un d’autre.
— Toutes nous serons à toi, là-bas, dans les jardins blanc et rouge où niche le poisson-lion. »
Tout en parlant, l’ondine fit pivoter sa tête jusqu’à ce que son visage soit parallèle à la surface de l’eau, sans toutefois en sortir, mais le mouvement continua, sa gorge blanche suivit et bientôt ses seins aux bouts écarlates crevèrent la surface liquide, caressés sur le côté par le léger clapot des vaguelettes. Des milliers de bulles montaient du fond de l’eau en même temps ; en l’espace de quelques respirations, elle se retrouva en train de flotter de tout son long dans le courant, faisant au moins quarante coudées de long, depuis la pointe de ses pieds d’albâtre jusqu’à la racine de ses cheveux.
Il est possible que vous qui me lisez n’arriviez pas à comprendre comment j’ai pu me sentir attiré par une créature aussi monstrueuse ; il y avait cependant une part de moi-même qui ne demandait qu’à la croire, à l’accompagner, et j’étais attiré aussi puissamment qu’un homme en train de se noyer cherche à avaler de l’air. Si j’avais pu lui faire entièrement confiance, je me serais jeté dans le bassin à ce moment-là, oubliant tout le reste.
« Tu as une couronne, même si tu l’ignores encore. T’imagines-tu donc que nous, qui nageons dans tant d’eaux différentes – et même entre les étoiles –, nous nous trouvions confinées comme toi dans l’instant ? Nous avons vu ce que tu deviendras, comme nous avons vu ce que tu as été. Hier encore, tu reposais dans le creux de ma main, et c’est moi qui t’ai arraché à l’étreinte mortelle des algues du Gyoll, te sauvant alors la vie.
— Donnez-moi le moyen de respirer sous l’eau, dis-je, et laissez-moi l’essayer de l’autre côté du barachois. Si je constate que vous m’avez dit la vérité, j’irai avec vous. »
Je contemplai ces lèvres énormes en train de s’ouvrir. Je ne saurais dire avec quelle force il lui fallait parler dans la rivière pour que je puisse l’entendre dans l’atmosphère ; mais les poissons bondirent à ses paroles.
« La chose n’est pas aussi aisément accomplie. Tu dois me faire confiance et venir avec moi, mais cela ne prendra qu’un instant. Viens. »
Elle tendit une main vers moi, mais au même moment, j’entendis le hurlement angoissé de Dorcas appelant au secours.
Je fis demi-tour pour courir vers elle. Si l’ondine avait attendu, je crois que j’y serais peut-être retourné ; elle ne le fit pas. La rivière elle-même eut l’air de s’arracher à son lit pour se transformer en une vague déferlante, dans un rugissement. J’eus l’impression d’avoir reçu tout un lac sur moi ; l’eau me frappa comme un mur qui s’écroule et m’envoya rouler, réduit à un simple fétu. Lorsqu’un instant plus tard, la vague écumante se retira, je me retrouvai bien plus haut sur la rive, trempé, comme roué de coups, et sans mon épée. À cinquante pas, le corps blanc de l’ondine s’éleva à demi au-dessus de la rivière. N’étant plus soutenue par l’eau, ses chairs s’affaissèrent, comprimant son squelette, et l’on eût cru que certains de ses os allaient se rompre sous le poids, tandis que ses cheveux traînaient, tout aplatis, sur le sable mouillé. Alors que je la regardais encore, de l’eau mêlée de sang lui coula des narines.
Je m’enfuis, et le temps que j’arrive auprès de Dorcas, restée près du feu, l’ondine avait disparu ; on ne voyait plus qu’une traînée de vase qui assombrissait les eaux de la rivière, par-delà le barachois.
Le visage de Dorcas était aussi blanc que de la craie. « Qu’est-ce que c’était que ça ? murmura-t-elle. Où étais-tu ?
— Tu l’as donc vue… Je craignais…
— C’est horrible. » Dorcas s’était jetée dans mes bras et me serrait de toutes ses forces. « Horrible.
— Ce n’était pourtant pas à cause de cela que tu as appelé, n’est-ce pas ? D’où tu te trouvais, il était impossible de la voir tant qu’elle ne s’était pas soulevée hors de l’eau. »
Silencieusement, Dorcas m’indiqua l’autre côté du feu, et je vis alors que le sol était imbibé de sang à l’endroit ou Jolenta dormait.
Je découvris deux petites coupures à son poignet gauche, chacune à peu près de la longueur de mon pouce. J’eus beau les effleurer de la Griffe, le sang qui s’en écoulait ne sembla pas vouloir se coaguler. Sacrifiant l’unique chemise de rechange de Dorcas, nous fîmes de la charpie que je mouillai et dont je bandai le poignet de Jolenta ; les ustensiles de cuisine de Dorcas se résumaient à un petit poêlon qui me servit à faire bouillir du fil et une aiguille, après quoi je recousis les deux plaies. Pendant tout ce temps, Jolenta resta pratiquement inconsciente ; elle ouvrit les yeux à plusieurs reprises pour les fermer presque aussitôt, sans que son regard paraisse nous avoir reconnus. Elle ne parla qu’une seule fois, pour dire : « Vous pouvez maintenant constater que celui que vous considérez comme votre divinité, ne pourrait qu’approuver et conseiller toutes mes propositions. Avant que ne se lève le Nouveau Soleil, entreprenons un recommencement. » Sur le coup, je ne reconnus pas ce passage tiré de son rôle.
Lorsqu’elle eut complètement cessé de saigner, que nous l’eûmes transportée dans un endroit propre afin de l’y laver, je retournai au point où la vague m’avait abandonné après m’avoir roulé, et eus le bonheur de retrouver Terminus Est, enfoncée dans le sable humide jusqu’à la garde.
Une fois de plus je nettoyai et huilai la lame, tout en discutant avec Dorcas de la conduite à tenir. Je lui racontai aussi mon rêve, celui que j’avais eu juste avant de faire la connaissance de Baldanders et du Dr Talos, puis comment j’avais entendu la voix de l’ondine pendant qu’elle et Jolenta dormaient, et ce qu’elle m’avait dit.
« Crois-tu qu’elle soit encore ici ? Aurais-tu pu la voir dans l’eau, au moment où tu es retourné chercher ton épée, si elle s’était tenue au fond de l’eau ? »
Je secouai la tête. « Je n’ai pas l’impression qu’elle soit encore là. Elle s’est fait mal, semble-t-il, dans sa tentative pour quitter la rivière et m’arrêter ; et à voir la pâleur de sa peau, je doute fort qu’elle puisse rester dans des eaux relativement aussi peu profondes que celles de cette rivière, par une journée ensoleillée. Cependant, même si elle avait été tout près, je ne l’aurais sans doute pas vue : les eaux étaient encore trop troubles. »
Dorcas, qui ne m’avait jamais paru aussi charmante que maintenant, assise à même le sol, le menton appuyé sur l’un de ses genoux, garda le silence pendant un moment, contemplant les nuages qui, sur l’horizon oriental, commençaient à se teinter de pourpre et de sang, enflammés par l’éternelle et mystérieuse espérance de l’aube. Au bout d’un moment, elle finit par dire : « Il fallait qu’elle te désire vraiment très fort…
— Pour avoir essayé de sortir de l’eau comme elle a fait ? Je suppose qu’elle a dû commencer par vivre sur terre avant d’atteindre cette taille, et sans doute a-t-elle oublié, pendant un instant, qu’elle ne pouvait plus y revenir.