Tandis que nous marchions sur un petit chemin poussiéreux, au milieu de cannes à sucre déjà plus hautes que moi, je me pris à penser de manière obsessionnelle combien je l’avais désirée pendant le peu de temps que je l’avais connue. Mes souvenirs, si vivants et si parfaits qu’ils sont plus contraignants que n’importe quel opiacé, me montraient la jeune femme telle que j’avais cru la voir la première fois, lorsqu’elle m’apparut dans les lumières de la scène dressée en plein champ par le Dr Talos, alors qu’avec Dorcas nous débouchions d’un petit bois. Rien ne fut plus étrange, le lendemain matin, que de constater qu’elle était aussi parfaite à la lumière du jour que dans le contre-jour flatteur des flambeaux nocturnes. Ce matin de notre départ vers le Nord fut l’un des plus glorieux dont je me souvienne.
On prétend que l’amour et le désir ne sont que des cousins, et c’est ce que j’avais toujours cru, jusqu’à ce que je marche avec le bras flasque de Jolenta passé autour de mon cou. Mais cela n’est pas tout à fait vrai. L’amour que je portais aux femmes était plutôt comme la face obscure de l’idéal féminin dont j’avais nourri mes rêves – rêves de Valéria, rêve de Thècle, rêve d’Aghia, rêves de Dorcas, de Jolenta et de la compagne de Vodalus, la femme au visage en forme de cœur et à la voix de tourterelle, dont je savais maintenant qu’elle était la demi-sœur de Thècle, Théa.
Si bien que tandis que nous avancions péniblement entre deux murs de cannes, alors que tout désir s’était envolé et que je ne pouvais regarder Jolenta qu’avec pitié, je découvris que, bien qu’ayant cru ne m’intéresser qu’à ses chairs roses débordantes et à la grâce maladroite de ses mouvements, en réalité, je l’aimais.
29. Les bouviers
Durant presque toute la matinée, nous marchâmes au milieu des champs de cannes à sucre sans rencontrer âme qui vive. Dans la mesure où l’on pouvait s’en rendre compte, Jolenta ne me parut ni s’affaiblir ni regagner des forces. Mais était-ce la faim, l’effort épuisant d’avoir à la soutenir, ou les rayons sans pitié du soleil nous tombant droit dessus qui nous jouaient des tours, toujours est-il que par deux ou trois fois, alors que je lui jetais un regard du coin de l’œil, il me sembla que ce n’était pas Jolenta que je voyais, mais quelqu’un d’autre, une femme que je reconnaissais sans pouvoir cependant l’identifier. Mais si je tournais la tête pour mieux la regarder, cette impression (à la vérité très vague) disparaissait complètement.
Ainsi se poursuivit notre progression, en silence la plupart du temps. Depuis que je l’avais reçue des mains de maître Palémon, c’était la première fois que Terminus Est me pesait, et, sous le baudrier, mon épaule s’endolorissait.
Je coupai de la canne, que nous nous mîmes à mâcher pour en exprimer le jus sucré. Jolenta était constamment assoiffée, et comme elle ne pouvait marcher sans notre aide et n’était même pas capable de tenir son morceau de canne tout en avançant, il nous fallait nous arrêter régulièrement. Curieuse impression que de voir ces jambes élancées au modelé admirable, avec leurs chevilles fines et leurs cuisses rebondies, devenues aussi inutiles.
Nous finîmes par atteindre l’extrémité des champs de cannes à sucre, et nous nous retrouvâmes sur les limites de la vraie pampa, semblable à un océan de graminées. On y voyait bien encore quelques arbres, mais ils étaient tellement disséminés les uns par rapport aux autres que l’on n’en apercevait guère que deux ou trois à la fois. Attachée par des morceaux de cuir brut, chacun de ces arbres portait la dépouille de quelque animal de proie, les pattes de devant écartées comme des bras. Il s’agissait dans la plupart des cas de tigres tachetés, très communs dans cette partie du pays ; mais je vis aussi quelques atroces, avec leur chevelure quasi humaine, et des smilodons à dents de sabre. Il n’en restait plus que les os, le plus souvent, mais certains de ces animaux vivaient encore, jetant ces plaintes qui, comme le croient les gens, servent à effrayer les autres tigres, atroces et smilodons, et à les dissuader de s’attaquer au bétail.
Ce bétail constituait d’ailleurs pour nous un danger bien plus grand que les malheureux fauves. Les mâles ont la mauvaise habitude de charger tout ce qui passe à leur portée, et il nous fallait contourner chaque troupeau rencontré de manière à rester hors de leur vue, qu’ils ont fort médiocre, et surtout à nous placer sous le vent par rapport aux bêtes. J’étais à chaque fois obligé de laisser Dorcas soutenir Jolenta de son mieux, pour marcher en avant, plus près du troupeau que les deux femmes. À un moment donné, il me fallut éviter la charge d’un taureau par un bond de côté ; j’en profitai pour le décapiter d’un coup d’épée, et après avoir improvisé un feu d’herbes sèches, nous en rôtîmes des morceaux.
À l’incident suivant, j’eus l’idée de me servir de la Griffe, après m’être rappelé la façon dont elle avait mis fin à l’attaque des hommes-singes ; et lorsqu’un taureau tout noir et rendu furieux s’élança sur moi, je lui présentai le joyau : il se mit aussitôt à trottiner et vint me lécher la main. Nous installâmes Jolenta sur son dos, soutenue par Dorcas, et je me mis à marcher à côté de sa tête, tenant la Griffe de manière qu’il puisse en voir la lumière bleue.
Un smilodon vivant était attaché au premier arbre que nous rencontrâmes en cet équipage (ce fut d’ailleurs pratiquement le dernier que nous vîmes), et je craignis qu’il n’effrayât notre monture. Une fois que nous eûmes dépassé le fauve, j’eus l’impression de sentir son regard peser sur mon dos, le regard de ses yeux jaunes, gros comme des œufs de pigeon. Sans doute parce que ma langue s’enflait de la soif qui me tenaillait, je confiai la Griffe à Dorcas et retournai à l’arbre pour couper les liens du smilodon, ne pouvant m’empêcher de penser qu’il allait sûrement m’attaquer. Mais il tomba sur le sol, trop faible pour seulement tenir sur ses pattes, et, comme je n’avais pas d’eau à lui donner, je ne pus que l’abandonner.
Un peu après midi, je remarquai la présence d’un charognard décrivant des cercles haut au-dessus de nos têtes. On dit qu’ils sentent venir la mort, et je me souvins qu’une ou deux fois, tandis que des compagnons s’activaient dans la salle d’examen, il nous avait fallu, en tant qu’apprentis, aller chasser à coups de pierres les vautours qui s’étaient installés sur la muraille d’enceinte en ruine, pour éviter qu’ils n’aggravent encore la réputation de la Citadelle. L’idée que Jolenta était peut-être sur le point de mourir me révoltait, et j’aurais donné cher pour avoir un arc avec lequel j’aurais pu abattre l’oiseau fatidique ; mais je n’avais rien d’approchant, et dus me contenter d’émettre ce vœu pieu.
Les veilles passaient, interminables ; deux oiseaux plus petits vinrent se joindre au premier, et aux couleurs éclatantes de leur plumage, visibles par moments malgré l’altitude à laquelle ils volaient, je reconnus des cathartidés. Le premier, avec son envergure triple de celle des autres, devait donc être un tératornis des montagnes, un de ces oiseaux dont on dit qu’ils attaquent les alpinistes, griffant les visages de leurs serres empoisonnées, et les frappant du bord osseux de leurs grandes ailes jusqu’à ce qu’ils lâchent prise et tombent. De temps en temps, les deux autres s’approchaient un peu trop de lui, et il les attaquait ; lorsque cela se produisait, nous entendions parfois un cri aigu, lancé du haut des remparts de leur château atmosphérique. J’avais l’humeur macabre et, une fois, j’appelai les oiseaux du geste, pour qu’ils se joignent à nous. Tous trois plongèrent aussitôt ; je dus les menacer de mon épée, et j’évitai de les provoquer à nouveau.