Lorsque l’horizon occidental eut presque rejoint le disque solaire, nous arrivâmes près d’une maison basse, faite en terre, et qui n’était guère plus qu’une hutte améliorée. Un homme émacié portant des guêtres de cuir était assis sur un banc et buvait du maté en ayant l’air profondément absorbé par l’observation des nuages. En réalité, il devait nous avoir aperçus bien avant que nous ne l’eussions nous-mêmes vu : il était petit et brun, presque de la couleur des murs de sa petite maison brune, tandis que nos silhouettes devaient se découper en contre-jour sur le ciel.
Je cachai la Griffe dès que je vis le bouvier, un peu inquiet, toutefois, du comportement qu’allait avoir le taureau lorsqu’il ne l’aurait plus sous les yeux. En l’occurrence, il ne se passa rien, et il continua d’avancer paisiblement, les deux femmes toujours sur son dos. Lorsque nous fûmes près de la maison de terre, je les aidai à descendre ; l’animal leva le museau, huma le vent et me regarda de l’un de ses gros yeux. Du geste je lui montrai les herbes ondulant sous le vent, à la fois pour qu’il comprenne que je n’avais plus besoin de ses services et qu’il voie que j’avais les mains vides. Il s’éloigna au petit trot.
Le bouvier détacha ses lèvres de la canule d’étain. « C’était un bœuf », dit-il.
J’acquiesçai. « Nous en avions besoin pour porter cette malheureuse, qui est très malade ; c’est pourquoi nous l’avons emprunté. Est-il à vous ? Nous avons pensé que son propriétaire n’y verrait pas d’inconvénient, et d’ailleurs nous ne lui avons fait aucun mal.
— Non, non. » Le bouvier eut un geste de dénégation plutôt vague. « J’ai posé la question simplement parce que lorsque je vous ai aperçus pour la première fois, je l’ai pris pour un destrier. Ma vue n’est plus aussi bonne que par le passé. » Il nous expliqua longuement combien ses yeux étaient autrefois perçants et ils l’étaient vraiment à en croire les exemples qu’il donnait. « Mais comme vous dites, ce n’était qu’un bœuf. »
Cette fois-ci Dorcas et moi acquiesçâmes ensemble.
« Voilà ce que c’est que de devenir vieux. J’aurais été capable de lécher la lame de ce coutelas, dit-il en frappant la garde de métal qui dépassait de sa large ceinture, de la lever vers le soleil et de jurer mes grands dieux avoir vu quelque chose dépasser entre les pattes de ce bœuf. Mais si j’étais un peu moins sot, je saurais que personne ne peut monter sur le dos d’un taureau de la pampa. Sauf la panthère rouge, et encore s’accroche-t-elle avec ses griffes, ce qui ne l’empêche pas d’en mourir, parfois. Ce doit être un pis que cet animal a hérité de sa mère, il n’y a pas de doute : je la connais bien, et elle en possède un. »
Je lui répondis que je n’étais qu’un homme de la ville, et que j’étais fort ignorant en matière de bétail.
« Ah, dit-il en se remettant à siroter son maté. Je suis encore plus ignorant que vous. Tout le monde, dans la région, fait partie de la classe des ignorants éclectiques, sauf moi. Vous avez entendu parler de ces gens que l’on appelle éclectiques ? Ils ne savent rien sur rien – que voulez-vous apprendre avec de tels voisins ?
— S’il vous plaît, pourrions-nous conduire cette femme à l’intérieur pour qu’elle puisse s’étendre ? demanda alors Dorcas. J’ai bien peur qu’elle ne soit en train de mourir.
— Je vous ai dit que je ne savais rien. Vous devriez demander à cet homme ici présent, qui est capable de mener un bœuf – j’ai bien failli dire un taureau – comme un chien.
— Mais il ne peut pas l’aider ! Vous seul le pouvez. »
Le bouvier me regarda d’un œil, et je compris qu’il se sentait très satisfait d’avoir confirmé que c’était moi, et non Dorcas, qui avait maîtrisé le taureau. « Je suis vraiment désolé pour votre amie, répliqua-t-il, qui, je le vois, a dû être une femme ravissante, autrefois. Mais même si je suis resté assis ici à lancer des plaisanteries, j’ai moi aussi un ami, et actuellement il est couché à l’intérieur. Vous dites craindre que votre amie ne soit en train de mourir. Moi je sais que mon ami se meurt, et je voudrais bien qu’il puisse partir en paix.
— Nous comprenons. Mais nous ne le dérangerons pas ; nous pourrions même lui être d’une certaine aide. »
Le bouvier regarda Dorcas, puis tourna à nouveau les yeux vers moi. « Vous êtes des gens bizarres, mais qu’est-ce que j’en sais ? Rien de plus que ces ignorants d’éclectiques. Entrez, si vous le voulez. Mais ne faites pas de bruit, et n’oubliez pas que vous êtes mes invités. »
Il se leva et ouvrit la porte, qui était tellement basse qu’il me fallut m’incliner pour la franchir. La maison ne comportait qu’une seule pièce, fort sombre, qui sentait la fumée. Un homme beaucoup plus jeune et, me sembla-t-il, nettement plus grand que notre hôte, gisait sur un grabat placé près du foyer. Il avait la même peau brune que lui, mais l’absence de sang en dessous la rendait grisâtre ; on aurait dit que son front et ses joues avaient été enduits de boue. Il n’y avait pas d’autre literie que la paillasse sur laquelle était couché le malade, et, après avoir étendu sur le sol de terre battue la couverture en haillons de Dorcas, nous aidâmes Jolenta à s’y étendre. Elle ouvrit les yeux quelques instants. Aucune conscience ne s’y reflétait, et leur belle couleur vert clair s’était fanée comme pâlit au soleil une teinture de mauvaise qualité.
Notre hôte secoua la tête et murmura : « Elle ne va pas tenir beaucoup plus longtemps que cet éclectique ignorant de Manahen. Peut-être même encore moins.
— Elle a besoin d’eau, lui dit Dorcas.
— À l’arrière de la maison, dans le tonneau sous le chéneau. Je vais en chercher. »
Dès que la porte se fut refermée, je repris la Griffe. Cette fois, elle brilla d’un tel éclat de bleu de cyan que j’avais l’impression que la lumière allait percer les murs. Le jeune homme étendu sur le grabat inspira profondément, puis rejeta l’air dans un soupir. Aussitôt, je cachai la Griffe.
« Elle ne lui a rien fait, dit Dorcas.
— L’eau peut-être lui fera du bien. Elle a perdu une grande quantité de sang. »
Dorcas s’agenouilla et voulut arranger les cheveux de Jolenta. Ils devaient être en train de tomber, comme ceux d’une vieille femme, ou comme cela arrive parfois aux personnes qui souffrent d’une très forte fièvre, car il y en eut tellement qui restèrent dans les paumes moites de Dorcas que je pus parfaitement les voir, en dépit de la pénombre dans laquelle nous nous trouvions. « Je crois qu’elle a toujours été malade, murmura Dorcas. Depuis que je la connais, en tout cas. Le Dr Talos lui donnait quelque chose qui la faisait se sentir mieux pendant un certain temps, mais il l’a chassée, maintenant. Il faut dire qu’elle était très exigeante, et il se venge comme cela.
— Je n’arrive pas à croire qu’il avait l’intention de la conduire à une telle extrémité.
— Moi non plus, en vérité. Écoute, Sévérian ; lui et Baldanders vont certainement cesser de faire du théâtre et se mettre à espionner le pays. Nous devrions pouvoir les retrouver.
— Espionner ? » Je dus avoir l’air aussi surpris que je l’étais en fait.
« Eh bien, il m’a toujours semblé qu’ils circulaient au moins autant pour savoir ce qui se passait dans le monde que pour gagner de l’argent ; une fois, d’ailleurs, le Dr Talos l’a presque admis devant moi, sans toutefois préciser ce qu’ils cherchaient au juste à savoir. »
Le bouvier revint, une gourde à la main. Je soulevai Jolenta et la maintins en position assise, et Dorcas porta l’embout à ses lèvres. De l’eau tomba et se répandit sur les haillons de la malade, mais il y en eut un peu qui lui coula dans la gorge, et quand la gourde fut vide et que le bouvier alla la remplir à nouveau, elle réussit à en avaler. Je demandai au bouvier s’il savait où se trouvait le lac Diuturna.