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S’adressant à la Cuméenne, Dorcas demanda : « Qui était donc cet Apu-Punchau, et comment se fait-il que son palais tienne encore debout, alors que tout le reste de la ville n’est qu’un monceau de ruines ? »

Comme la vieille femme ne répondait pas, Merryn prit la parole. « Ce n’est pas vraiment une légende, car même les érudits ne connaissent pas son histoire. La mère nous a dit que son nom signifiait la Tête du Jour. Il est apparu au cours des tout premiers millénaires parmi le peuple, apprenant aux gens une foule de secrets merveilleux. Il disparaissait souvent, mais revenait toujours. Et puis un jour il n’est pas revenu, et les envahisseurs semèrent la désolation dans ses villes ; il va revenir cette nuit pour la dernière fois.

— Certes. Et sans magie, sans doute ? »

La Cuméenne regarda Dorcas avec des yeux qui brillaient comme des étoiles. « Les mots sont des symboles. Pour Merryn, la magie se limite aux choses qui n’existent pas… et ainsi, elle n’existe pas. Si vous préférez appeler magie ce qui est sur le point de se passer ici, alors la magie existera pendant tout ce temps-là. À une époque fort reculée, dans une terre lointaine, se trouvaient deux empires, séparés par une chaîne de montagnes. Les soldats de l’un étaient habillés en jaune, ceux de l’autre, en vert. Ils se battirent pendant une centaine de générations. Je vois que l’homme qui vous accompagne connaît l’histoire.

— Et au bout de cent générations, continuai-je, un ermite se présenta à la cour de l’empereur de l’armée jaune et lui conseilla d’habiller ses hommes en vert, puis il alla trouver l’autre empereur et lui conseilla d’habiller ses hommes en jaune. Les combats n’en continuèrent que de plus belle. J’ai dans ma sabretache un ouvrage qui s’appelle Le Livre des Merveilles de Teur et de Ciel, et c’est là que j’ai lu cette légende.

— De tout ce qui a été écrit par les hommes, ce livre est le plus sage, dit la Cuméenne, même si bien peu de gens peuvent y apprendre quelque chose. Mon enfant, explique à cet homme qui un jour sera un sage, ce que nous allons faire cette nuit. »

La jeune sorcière acquiesça. « Le temps existe dans son intégralité. Telle est la vérité qui se trouve au-delà des légendes que racontent les époptes. Si l’avenir n’existait pas dès maintenant, comment pourrions-nous nous diriger vers lui ? Et si le passé n’existait pas toujours, comment aurions-nous pu le quitter ? Le temps encercle l’esprit quand il sommeille, et c’est pourquoi nous entendons si souvent la voix des morts, et recevons des bribes d’informations sur les choses à venir. Ceux qui ont appris, comme la mère, à accéder à cet état de conscience pendant leur veille, vivent environnés de leur propre vie, tout comme l’Abraxas perçoit tous les temps comme un éternel instant. »

Il n’y avait eu que peu de vent au cours de la nuit, mais ce peu qui avait soufflé était maintenant complètement tombé, et je fus frappé par le calme de l’air ; si bien que lorsque Dorcas prit la parole, sa voix, en dépit de sa grande douceur, parut marteler les mots. « Est-ce là ce que cette femme que vous appelez la Cuméenne est sur le point de faire ? Entrer dans cet état et dire à cet homme tout ce qu’il veut savoir en empruntant la voix des morts ?

— Elle en est incapable. Elle est très âgée, certes, mais cette ville a été dévastée bien des millénaires avant qu’elle ne naisse. Elle n’est entourée que de son propre temps, et ce n’est que ce temps que son esprit peut saisir directement. Pour rétablir la ville dans son ancienne splendeur, il faut se servir d’un esprit ayant existé à l’époque où elle était debout.

— Et il y aurait quelqu’un dans l’univers d’assez vieux pour cela ? »

La Cuméenne secoua la tête. « Dans l’univers, oui, un tel esprit existe, mais non sur Teur. Suis la direction de ma main, au-dessus des nuages, et regarde : là se trouve l’étoile rouge que l’on appelle la Bouche du Poisson. Sur l’une des planètes qui l’entourent et où la vie perdure encore, habite un esprit très ancien et très aigu. Prends ma main, Merryn, et toi, le Blaireau, prends l’autre ; bourreau, prends la main droite de ton amie malade, et celle de Hildegrin. Que ta bien-aimée prenne l’autre main de la malade, et celle de Merryn… Le cercle est maintenant formé, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.

— Et nous ferions mieux de ne pas traîner, grommela Hildegrin. Un orage menace.

— Nous irons aussi vite que possible. Je vais me servir de tous vos esprits réunis ; celui de la femme malade ne me sera pas très utile. Vous allez me sentir guider vos pensées ; faites simplement ce que je vous demande. »

Lâchant un instant la main de Merryn, la vieille femme (si tant est qu’elle fût une femme) fouilla dans son corsage et en tira une baguette dont les extrémités disparaissaient dans la nuit comme si elles étaient à la limite de mon champ de vision, alors que l’objet n’était pas plus long qu’une dague. Elle ouvrit la bouche ; je crus qu’elle avait l’intention de prendre la baguette entre les dents, mais en fait elle l’avala. Un moment plus tard, je pus distinguer sa forme luisante, dans des tons d’écarlate assourdis, à travers la peau flasque de son cou.

« Fermez les yeux, tous… Il y a une femme ici que je ne connais pas, une femme de haut rang, enchaînée… Sois sans inquiétude, bourreau, je la connais maintenant. Ne vous retirez pas à mon approche… Qu’aucun de vous ne se retire…»

La stupeur dans laquelle je fus plongé après le festin de Vodalus m’avait permis de savoir ce que c’était que de partager son esprit avec celui de quelqu’un d’autre. Mais cette fois-ci, l’expérience était différente. Je ne voyais pas la Cuméenne ; comme elle m’était apparue, ni comme elle était dans sa jeunesse ou même, me sembla-t-il, comme quoi que ce fût. J’eus plutôt l’impression d’avoir mes pensées environnées par les siennes, un peu comme un poisson, dans son bocal, flotte dans une bulle invisible d’eau. Thècle était présente avec moi, mais je ne pouvais pas la voir en entier ; on aurait dit qu’elle se tenait derrière moi, et, à un moment donné, je vis sa main se poser sur mon épaule, et peu après, je sentis son souffle sur ma joue.

Puis elle disparut, et tout le reste avec elle. Je sentis ma pensée projetée dans la nuit, perdue parmi les ruines.

Lorsque je repris mes esprits, j’étais étendu sur les tuiles, auprès du feu. Ma bouche était pleine d’une écume formée d’un mélange de salive et de sang, car je m’étais mordu la langue et les joues. Mes jambes étaient trop faibles pour me porter, mais je réussis néanmoins à me mettre de nouveau en position assise.

Je crus tout d’abord que les autres étaient partis. En fait, si le toit était bien solide sous moi, ils étaient tous devenus, pour mes yeux, aussi impalpables que des fantômes. Un Hildegrin spectral était effondré sur la droite ; je posai la main sur sa poitrine, et je sentis son cœur battre comme un papillon de nuit prisonnier qui cherche à s’évader. Jolenta était de tous la plus évanescente, la moins présente. Elle avait subi plus de choses encore que Merryn n’en avait imaginé ; je vis des fils et des bandes de métal courir sous sa peau, mais même le métal paraissait sans consistance. Je me regardai alors moi-même, mes pieds et mes jambes, et constatai que je pouvais voir la flamme bleue de la Griffe à travers le cuir de ma botte ; j’y glissai la main, mais j’avais tellement peu de force dans les doigts que je fus incapable de la retirer.

Dorcas était allongée comme quelqu’un qui dort ; aucune écume ne s’était formée sur ses lèvres, et elle paraissait plus matérielle que Hildegrin. Merryn se trouvait réduite aux dimensions d’une poupée habillée de noir, et elle était devenue tellement fine et impalpable que Dorcas, en dépit de sa minceur, donnait une impression de robustesse en comparaison. Maintenant qu’aucune intelligence n’habitait plus ce masque d’ivoire, je vis qu’il n’était rien d’autre qu’un parchemin tendu sur des os.