Comme je m’en étais douté, la Cuméenne n’était en rien une femme ; mais elle n’avait cependant rien non plus des horreurs que j’avais pu contempler dans les jardins du Manoir Absolu. Quelque chose de lisse et de reptilien s’enroulait autour de la baguette qui luisait toujours. Je cherchai la tête des yeux mais n’en trouvai pas, même si les dessins du dos du serpent se présentaient comme un visage – un visage dont les yeux traduisaient un sentiment d’extase.
Dorcas s’éveilla tandis que j’examinais mes compagnons. « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? » demanda-t-elle, tandis que Hildegrin se mettait à bouger.
« Je crois que nous nous voyons nous-mêmes selon un point de vue qui s’étire dans le temps. »
Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.
Les nuages menaçants avaient beau ne pas avoir été accompagnés de vent, de la poussière montait en tourbillonnant de la rue en dessous de nous. Je ne sais pas comment décrire le phénomène, sinon en disant que l’on aurait cru qu’une armée innombrable d’insectes minuscules, l’instant d’avant cachée dans les interstices des pierres disjointes de la chaussée, venait d’en sortir pour se préparer à la danse nuptiale sous la lune. Il n’y avait pas le moindre bruit, et leurs mouvements n’étaient pas réguliers, mais au bout d’un moment leur masse indifférenciée se divisa en essaims qui allaient et venaient, toujours plus grands et plus denses, pour finir par retomber sur les dalles brisées.
À ce moment-là, on aurait dit que les insectes ne volaient plus mais rampaient les uns sur les autres, comme si chacun tentait d’atteindre le cœur de l’essaim. « Ils sont vivants », dis-je.
Mais Dorcas murmura : « Regarde, ils sont morts. »
Elle avait raison. Les essaims qui l’instant d’avant venaient de me donner l’impression de la vie, exhibaient maintenant des ossements blanchis ; les moucherons de poussière, s’ajustant entre eux comme lorsque deux archéologues assemblent des éclats de verre pour reconstituer à notre intention un vitrail coloré brisé des millénaires auparavant, se présentaient dorénavant comme des crânes aux reflets verdâtres sous la lumière de la lune. Des bêtes – des aelurodons, de massifs lions des cavernes, et des formes furtives sur lesquelles j’étais incapable de mettre des noms, toutes plus évanescentes que nous qui les regardions depuis le bord du toit – se déplaçaient parmi les morts.
Ils se levèrent, les uns après les autres, et les fauves disparurent. Avec lenteur et difficulté, tout d’abord, ils se mirent à rebâtir leur ville ; les pierres étaient à nouveau soulevées, et les poutres, modelées dans de la cendre, étaient posées dans les alvéoles des murs restaurés. Tous ces gens, que l’on aurait pris pour des cadavres ambulants au moment où ils s’étaient relevés, gagnaient en vigueur au fur et à mesure que le travail avançait ; ils furent bientôt comme un peuple de gens aux jambes arquées se déplaçant de la démarche chaloupée des marins, mais capables de faire bouger des pierres cyclopéennes tant leurs épaules avaient accumulé de puissance. Bientôt la ville fut terminée, et nous attendîmes de voir ce qui allait s’y produire.
Un roulement de tambours déchira le silence de la nuit ; à la façon dont l’écho répondit, je compris qu’une forêt entourait la ville la dernière fois que les tambours avaient été battus : le son était renvoyé comme il ne l’est qu’au milieu des fûts des plus grands arbres. Un chaman se mit à déambuler dans la rue, nu, le crâne rasé, et tatoué de pictogrammes d’une écriture que je n’avais jamais vue, mais tellement expressive que la simple forme des mots donnait l’impression d’en crier le sens.
Plus d’une centaine de danseurs le suivaient, se trémoussant en file indienne, chacun ayant la main posée sur la tête de celui qui le précédait. Ils tournaient leurs visages vers le ciel, et je me demandai (je me le demande d’ailleurs toujours) si leur danse n’était pas une imitation de ce serpent aux cent yeux que l’on appelle la Cuméenne. La file commença à se tordre et à serpenter autour du chaman, montant et descendant la rue, jusqu’à ce que leur groupe se retrouvât devant la maison d’où nous l’observions. Avec un grondement de tonnerre, la dalle au-dessus de la porte s’effondra, et une odeur de myrrhe et de roses monta jusqu’à nous.
Un homme s’avança à la rencontre des danseurs pour les saluer. Aurait-il déployé cent bras ou porté sa tête sous le coude que je n’aurais pas été plus étonné en le voyant, car son visage m’était connu depuis l’enfance : c’était celui qui figurait sur le bronze funéraire, dans le mausolée où je jouais, petit garçon. Ses bras étaient pris dans de pesants bracelets d’or, des bracelets rehaussés d’opales et d’hyacinthes, de cornalines et d’émeraudes éclatantes. D’un pas mesuré il se dirigea vers le milieu de la procession, tandis que les danseurs se balançaient autour de lui. Il se tourna à ce moment vers nous et leva les bras. Il nous regardait, et je sus que, seul dans cette foule de plusieurs centaines de personnes, il nous voyait vraiment.
Je m’étais tellement captivé au spectacle qui se déroulait à nos pieds, que je n’avais pas remarqué à quel moment Hildegrin avait quitté le toit. Je le vis soudain se précipiter – si on peut dire de quelqu’un de sa corpulence qu’il se précipite – au milieu de la foule et tenter de s’emparer d’Apu-Punchau.
J’ai beaucoup de mal à décrire ce qui s’ensuivit. Cela me rappelait, d’une certaine manière, le petit drame qui s’était déroulé dans la maison en bois jaune des Jardins botaniques ; c’était cependant beaucoup plus étrange, ne serait-ce que parce que, j’avais compris alors que la femme, son frère et le sauvage étaient prisonniers d’un enchantement. Or maintenant, j’en arrivais presque à penser que c’était Hildegrin, Dorcas et moi qui étions victimes de procédés magiques. Les danseurs, j’en suis sûr, ne pouvaient pas voir Hildegrin ; mais d’une manière ou d’une autre ils avaient conscience de sa présence, et hurlaient pour le chasser, fouettant l’air de leurs gourdins incrustés de cailloux.
Apu-Punchau le voyait, j’en avais la certitude, comme il nous avait vus sur le toit, et comme Isangoma m’avait vu, ainsi qu’Aghia. Je ne crois cependant pas qu’il ait vu Hildegrin comme moi je le voyais, et il est possible que pour lui, le spectacle ait été aussi étrange que l’avait été pour moi celui de la Cuméenne. Hildegrin le tenait, mais n’arrivait pas à le maîtriser. Apu-Punchau se débattait, sans pouvoir se libérer. Hildegrin leva les yeux vers moi et me cria de venir l’aider.
J’ignore pourquoi je l’ai fait. Il est certain que consciemment, je ne souhaitais plus servir Vodalus dans les buts qu’il poursuivait. Peut-être était-ce un effet tardif de l’alzabo, ou simplement le souvenir du jour où Hildegrin nous avait fait traverser le lac aux Oiseaux.
J’essayai de repousser les hommes aux jambes arquées, mais un coup de massue lancé au hasard vint me frapper à la tempe, et je me retrouvai à genoux. Lorsque je me relevai, j’eus l’impression d’avoir perdu Apu-Punchau de vue parmi les danseurs qui bondissaient et criaient. Je vis par contre deux Hildegrin, dont l’un s’accrochait à moi tandis que l’autre luttait avec quelque chose d’invisible. Je rejetai brutalement le premier et tentai de venir en aide au second.
« Sévérian ! »
Je fus réveillé par la pluie, qui cinglait mon visage tourné vers le ciel : de grosses gouttes de pluie froide qui me piquaient comme de la grêle. Le tonnerre gronda longuement sur la pampa. Je me crus aveugle pendant quelques instants ; puis un bref éclair me permit d’entrevoir un paysage d’herbes fouettées par le vent et de pierres amoncelées.