« … Il se peut que par ta Volonté, ils se soient lavés de toutes leurs fautes et aient reçu ta Grâce en cet instant. Quant à nous qui devons leur faire face, quoique nous versions aujourd’hui leur sang…»
Je restais immobile, jambes écartées, légèrement incliné sur mon épée, comme si le déroulement de la cérémonie était sans problème pour moi, alors qu’en vérité je ne savais lequel des deux avait tiré le ruban le plus court.
« … Toi, le héros qui détruira le ver noir qui dévore le soleil ; Toi, pour qui les deux s’ouvrent comme un rideau ; Toi, dont le souffle fera dessécher l’énorme Erêbe, Abaïa et Scylla qui croupissent au fond des mers ; Toi, qui vis tout aussi bien sous la coquille de la graine la plus minuscule de la plus lointaine forêt, de la graine qui plonge au plus profond de l’obscurité où aucun homme ne peut voir…»
La femme, Morwenna, monta à ce moment les marches, précédée de l’alcade et suivie d’un homme qui la poussait au moyen d’une sorte de broche de fer. Dans la foule quelqu’un lança une suggestion obscène.
« … aie pitié de ceux qui n’ont pas eu pitié. Aie pitié de nous, qui allons être sans pitié. »
Le caloyer en avait terminé, et l’alcade enchaîna. « De la façon la plus détestable et la moins naturelle…»
Haut perchée, sa voix sonnait différemment de ce qu’elle était dans une conversation normale, mais aussi du ton emphatique qu’il avait pris pour faire son petit discours devant la maison de Barnoch. Après l’avoir écouté distraitement pendant un moment (je cherchais Aghia des yeux dans la foule), je fus soudain frappé par l’idée qu’il avait peur. Il allait devoir assister de très près à tout ce qui serait fait aux deux condamnés. Sous mon masque, je me permis de sourire.
« … par égard pour votre sexe. Mais vous serez marquée au fer sur les deux joues, vos jambes seront brisées et, finalement, votre tête sera tranchée. »
(Je me pris à espérer qu’ils aient eu assez de bon sens pour penser à préparer un brasero de charbon.)
« Par ce pouvoir de justice suprême, octroyé, en dépit de mon indignité, par la générosité de l’Autarque, dont toutes les pensées sont une musique pour ses sujets – je déclare maintenant… je déclare maintenant…»
Il avait oublié la suite. Je murmurai les mots : « que le moment de vérité est venu pour vous.
— Je déclare maintenant que le moment de vérité est venu pour vous, Morwenna.
— Si vous avez une requête à présenter au Conciliateur, formulez-la en votre cœur.
— Si vous avez une requête à adresser au Conciliateur, formulez-la.
— Si vous avez des conseils à donner aux enfants des femmes, vous n’aurez plus d’autre occasion. »
L’alcade avait fini par reprendre son sang-froid, et il répéta sans se tromper : « Si vous avez des conseils à donner aux enfants des femmes, vous n’aurez plus d’autre occasion. »
D’une voix claire mais pas très forte, Morwenna répondit : « Je sais que la plupart d’entre vous me croient coupable. Je suis innocente. Je n’aurais jamais pu faire les choses épouvantables dont on m’a accusée. »
La foule se rapprocha pour mieux l’entendre. « Beaucoup d’entre vous pourraient témoigner que j’aimais Stachys et l’enfant que j’avais eu de lui. »
Une tache de couleur attira mon regard, masse carmin sombre dans la lumière éclatante de ce soleil de printemps. Il s’agissait de l’un de ces bouquets de roses thrénodiques comme en portent les croque-morts lors des funérailles. C’était Eusébia qui le tenait, la femme qui avait persécuté Morwenna au bord de la rivière. Au moment où je la regardai, elle en respira le parfum avec une expression de ravissement, puis se servit des tiges couvertes d’épines pour s’ouvrir un chemin dans la foule, jusqu’à ce qu’elle arrive au pied même de l’échafaud. « Elles sont pour toi, Morwenna ; meurs avant qu’elles ne flétrissent. » Je frappai les planches du bout carré de mon épée pour obtenir le silence. Morwenna reprit : « Ce bon père qui vient de lire ses prières pour moi, et avec lequel je me suis entretenue avant d’être amenée ici, m’a demandé de te pardonner si j’atteignais la sérénité avant toi. C’est la première fois qu’il m’est donné de pouvoir répondre à une requête, et j’y consens. Dès cet instant, tu es pardonnée. »
Eusébia s’apprêtait à lui répondre, mais d’un regard je la fis taire. Le petit homme au sourire édenté qui se trouvait près d’elle agita la main, et je tressaillis en reconnaissant Héthor. « Êtes-vous prêt ? me demanda Morwenna. Moi, je le suis. » Jonas avait entre-temps posé un seau plein de braises rougeoyantes sur l’échafaud. Un manche en dépassait, probablement celui du fer portant la lettre infamante ; mais il n’y avait pas de chaise. Je lançai à l’alcade un coup d’œil que j’essayai de faire le plus significatif possible.
J’aurais pu tout aussi bien m’adresser à un poteau. Je finis donc par demander : « Avons-nous une chaise, Votre Honneur ?
— J’ai envoyé deux hommes en chercher une, ainsi que de la corde.
— Quand ? » (La foule commençait à s’agiter et à murmurer.)
« Il y a quelques instants. »
La veille au soir, il m’avait encore affirmé que tout serait prêt, mais ce n’était plus le moment de lui rappeler sa promesse. J’ai pu constater depuis que c’est parmi les officiers ruraux que l’on rencontre le plus de magistrats enclins à perdre la tête une fois qu’ils sont sur l’échafaud du fait de leur fonction. Ils sont écartelés entre le désir ardent d’être le centre de l’attention générale – position qui leur est interdite lors d’une exécution – et la peur parfaitement justifiée de ne pas pouvoir, faute de capacité ou de formation, se comporter comme il faut. Neuf fois sur dix, le plus lâche des condamnés se conduira mieux, alors qu’il sait qu’il va par exemple avoir les yeux arrachés une fois qu’il sera en haut des marches ; et même un timide cénobite, peu habitué au tapage mené par les hommes et craintif à en pleurer, se montrera plus fiable.
Quelqu’un s’écria : « Qu’on en finisse ! »
Je regardai Morwenna. Avec son aspect famélique, son teint clair, son sourire pensif et ses grands yeux sombres, elle était tout à fait le genre de victime susceptible de provoquer dans la foule un sentiment de sympathie peu souhaitable.
« Nous pouvons la faire asseoir sur le billot », dis-je à l’alcade, et je ne pus m’empêcher d’ajouter : « De toute façon, il convient tout aussi bien, sinon mieux.
— Mais il n’y a rien pour l’attacher. »
Comme je m’étais déjà permis une remarque de trop, je m’abstins de lui répondre ce que je pensais de ceux qui exigent que les prisonniers soient ligotés.
Au lieu de cela, je posai Terminus Est à plat derrière le billot, fis asseoir Morwenna et saluai des deux mains, selon l’ancienne tradition ; puis je pris le fer brûlant de la main droite, saisis les poignets de la femme dans ma main gauche, la marquai sur chaque joue et presque du même geste, levai très haut l’instrument encore rougi à blanc. Le cri poussé par la malheureuse avait fait taire la foule pendant un instant ; maintenant, elle rugissait.
L’alcade se redressa, et instantanément fut un autre homme. « Faites-la-leur voir », me dit-il.
J’avais espéré éviter cela, mais il me fallut aider Morwenna à se lever. Je tenais sa main droite dans la mienne, et comme si nous participions à quelque danse folklorique, nous fîmes lentement, avec raideur, le tour de la plate-forme. Héthor était hors de lui de ravissement, j’eus beau essayer d’ignorer le son de sa voix, je l’entendis se vanter de me connaître auprès des gens qui l’entouraient. Eusébia tendit son bouquet à Morwenna et l’interpella : « Regarde, tu vas en avoir besoin dans fort peu de temps. »