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— On est très bien arrivés, mam’zelle Hélène. Les copains et moi, on a déposé l’auto devant la Sûreté. Personne n’a voulu se charger de la rendre, alors j’ai préféré perdre la prime parce qu’on ne sait jamais, avec les types de la préfecture, vaut mieux éviter de leur rendre service. J’ai guetté et j’ai vu deux agents rentrer la voiture et pousser des cris d’ahurissement en reconnaissant que c’était l’auto de Nalorgne et Pérouzin.

Hélène, désormais rassurée sur le sort de l’automobile, allait quitter Bouzille, et prenait déjà congé du chemineau, lorsque celui-ci, aimablement, lui déclara :

— Si vous voulez accepter de dîner avec moi, mam’zelle Hélène, je connais un chic restaurant à Montmartre, où nous serons fort bien. Et ça me ferait plaisir de causer d’un tas de choses avec vous.

Hélène avait accepté. La jeune fille et le vieux chemineau arrivèrent à la rue des Saules, où Bouzille avait affirmé connaître un très chic restaurant.

Tout simplement un établissement fort modeste au nom quelque peu sinistre, le restaurant se nommait en effet : Cabaret des Raccourcis.

Malgré cette appellation équivoque, le Cabaret des Raccourcisn’était pas trop mal famé. Ceux qui venaient y prendre leur repas pour la somme modique d’un franc cinquante, étaient pour la plupart des artistes du quartier, des rapins, des modèles.

En entrant avec Hélène, Bouzille salua de droite et de gauche, avec une affectation d’élégance qui était de l’effet le plus comique.

— Eh bien ça va, Bouzille ? avait crié une voix.

C’était un homme très grand, robuste, aux cheveux clairs, qui n’était autre que le Danois Sunds, assis à côté d’une femme brune fort jolie.

Bouzille avait répondu « oui » de la tête, mais très correct et très digne, avait fait passer Hélène devant lui et s’était assis à côté de la jeune fille, à une table isolée.

Lorsqu’ils eurent commencé à dîner, Hélène, machinalement, regarda autour d’elle et soudain son visage blêmit à la vue de certains des personnages qui l’entouraient. Elle ne pouvait détacher son regard d’un petit homme brun, à l’allure et à l’accent étrangers et, soudain, un éclair de lumière se fit dans son esprit :

— Bouzille, demanda la fille de Fantômas, quel est cet homme ? Ce n’est pas Mario Isolino, l’Italien de Monaco ?

— Mais oui, mam’zelle Hélène. Vous voyez la femme qui a l’air de causer avec lui, eh bien, c’est Nadia la Circassienne, l’ancienne servante de la princesse Sonia Danidoff. J’crois même qu’elle veut lâcher Érick Sunds pour prendre un autre amant, je ne serais pas étonné que Mario Isolino soit dans ses vues.

Véritable gazette vivante, Bouzille entreprit alors de raconter à Hélène tous les commérages de ce monde de rapins et de faux antiquaires, auquel, depuis qu’il était passé chineur lui-même, il se trouvait mêlé.

Hélène n’écoutait que d’une oreille fort distraite les propos du brave chemineau et, bientôt, ayant terminé son repas, Hélène manifesta le désir de se retirer. Mais Bouzille, qui avait beaucoup de connaissances dans le Cabaret des Raccourciset désirait faire la causette, retint l’attention d’Hélène en lui disant :

— Tiens, v’là un camelot ! Qu’est-ce qu’il peut vendre, le frère ?

—  La Capitale, édition spéciale !

Bouzille, généreusement, donna deux sous au camelot, en lui disant de garder sa monnaie et s’empara de la feuille.

En larges lettres s’étalait un titre :

Fantômas a choisi un défenseur. C’est M e Henri Faramont, bâtonnier de l’Ordre des avocats.

Hélène était devenue blême.

Depuis qu’elle savait son père prisonnier, la pauvre jeune fille se trouvait ballottée entre divers sentiments.

Certes, Hélène avait Fantômas en horreur. Certes, la fiancée de Fandor ne pouvait avoir pour le criminel la moindre affection, le moindre respect. Et cependant Hélène, malgré elle, était envahie par un immense désespoir.

« Je ne peux pas laisser mourir mon père, avait pensé la jeune fille. Coûte que coûte, malgré tout, il faut qu’il échappe au châtiment, c’est mon devoir. Si dur et si terrible soit-il, je ne m’y déroberai pas. »

Hélène songeait que l’éloquence d’un avocat, fût-ce un maître du Barreau, serait vaine contre la liste des forfaits de Fantômas.

Tout à coup, Bouzille, que l’attitude de la jeune fille attristait, chercha à la distraire en lui montrant, à côté d’eux, les deux personnages qu’Hélène avait identifiés : Nadia la Circassienne et Mario Isolino.

Malgré elle, Hélène sourit, car le couple semblait au mieux, et malgré la présence de l’amant officiel, Érick Sunds, assis à leurs côtés, ils se parlaient à voix basse, semblant se faire les plus douces confidences.

Hélène, dont la chaise se trouvait presque adossée à celle de Nadia, malgré elle, entendit soudain la conversation de l’Italien et de la Circassienne.

— Io vous aime, susurrait le petit homme, ma zolie Nadia et io vous veux riche et parée. Nous resterons ensemble, vous serez ma femme, et pour cela, il faut que z’ai de l’argent. Tenez, écoutez, io vais vous dire quelque chose : z’ai très confiance en vous. Eh bien, prochainement, z’aurai beaucoup d’or, ma toute belle, vous connaissez de nom le bâtonnier Henri Faramont, il doit aller bientôt à Ville-d’Avray. Après-demain, il aura beaucoup d’argent sur lui, une fortune et…

Hélène avait entendu ce début de conversation et prêta l’oreille pour essayer de percevoir encore quelques phrases, mais l’Italien et la Circassienne, sans doute, avaient des raisons majeures pour ne pas être entendus, car ils s’éclipsèrent sitôt après.

Ils vont certainement faire un mauvais coup, pensa Hélène qui murmurait : « Henri Faramont, le bâtonnier, mais c’est le défenseur de mon père. Non, je ne veux pas, c’est impossible, il ne faut pas qu’il lui arrive malheur. Qui sait ? Cet Italien est capable de tout. »

Pauvre Hélène, ballottée au gré des aventures. Non seulement il lui fallait veiller sur sa propre vie, mais encore, autour d’elle, gravitaient des êtres qu’elle devait protéger comme son effroyable père. Sans cesse, elle était à l’affût des moindres incidents, des moindres événements pour pouvoir empêcher combien de catastrophes ? Alors qu’elle venait de dîner ainsi, tranquillement, avec Bouzille en qui elle avait la plus entière confiance, elle apprenait ainsi soudain le nom de l’avocat de son père, et du même coup elle surprenait les projets, à coup sûr criminels, qu’on ourdissait contre le bâtonnier. Incroyable, vraiment !

Hélène se leva de table et aperçut, entrant dans le cabaret, une mégère sordide et repoussante : la mère Toulouche.

— Pourvu qu’elle ne me voie point, pensait Hélène qui, rapidement, se sépara de Bouzille légèrement ivre. La jeune fille gagna la rue. Il était environ dix heures du soir lorsqu’elle sortit du Cabaret des Raccourcis. Profondément absorbée par ses pensées, elle se dirigea lentement vers la rue Ravignan où elle occupait un petit logement.

Montmartre était désert à cette heure-là, mais soudain Hélène tressaillit ; derrière elle se trouvaient deux individus qu’elle croyait bien avoir remarqués dans le cabaret. Les apostrophant avec une violence peu naturelle chez une femme comme elle, Hélène leur ordonna soudain :

— Allez-vous-en, ne restez pas ainsi sur mes traces !

— Quoi, répondit l’un d’eux, on n’est donc pas libre de marcher dans la rue ?

Hélène ne répliqua pas, mais, sortant de son corsage un revolver, elle le braqua dans la direction des individus.

— Demi-tour, ordonna-t-elle vivement, ou je tire.

Après quoi, elle reprit sa marche et gagna la rue Ravignan.

Les deux individus, deux apaches, avaient, rien qu’à la vue du revolver, tourné les talons. Toutefois, ils semblaient fort heureux de ce qui venait de leur arriver.

— Eh bien, mon vieux Bedeau, fit l’un, tu l’as reconnue ? Tu es sûr que c’est elle ?

— Probable, Bébé. Je te l’avais d’ailleurs déjà dit dans la taule du bistrot. Y a pas deux femmes au monde pour avoir cette façon de vous regarder. On dirait les mirettes d’un juge d’instruction.