Dick s’en était allé déjà depuis quelques instants et la malheureuse Hélène demeurait effondrée, pensive, immobile, au milieu de la pièce.
Décidément, rien à faire : tout ce qu’elle faisait là avait un but unique, qui était de servir la cause détestable de son père.
***
— Eh bien, Juve ?
— Eh bien, Fandor ?
Les deux amis étaient en tête à tête, le policier debout dans son cabinet, orientait son regard inquisiteur vers le journaliste, qui, à califourchon sur une chaise, levait sur Juve des yeux étonnés, qu’il s’efforçait de rendre calmes, mais au fond desquels brillait une secrète angoisse.
— J’espère, poursuivit Juve, que tu ne crois pas un mot de ce que cette petite péronnelle, aussi exaspérante qu’exaspérée, est venue nous raconter.
— Bien entendu, Juve, je n’en crois rien, déclara Fandor, mais je vous avouerai tout de même que c’est agaçant, pour ne pas dire plus, d’entendre tramer dans la boue, de la sorte, la femme que l’on aime.
— Évidemment, fit Juve, évidemment, je ne dis pas, mais il y a autre chose, Fandor.
— Et quoi, mon bon Juve ?
Juve et Fandor étaient seuls depuis quelques instants, et s’ils étaient ainsi étonnés, perplexes, cela tenait à ce qu’ils venaient de recevoir une étrange visite. Sarah Gordon était venue voir le policier. Elle avait, assurait-elle, de graves révélations à lui faire, mais, apercevant Fandor, elle s’était instinctivement tue.
Juve l’avait mise à son aise, en lui disant alors qu’elle pouvait parler sans crainte devant le journaliste, un autre lui-même, assurait-il.
Et dès lors, avec une joie cruelle, car Sarah Gordon se rendait parfaitement compte du mal qu’elle allait faire à Fandor en parlant, puisqu’elle n’ignorait point que le journaliste était épris d’Hélène, racontait devant ce dernier, au policier, ce que la fille de Fantômas lui avait avoué à plusieurs reprises. Avoué, n’était même pas le mot. Hélène s’était vantée d’être la maîtresse de Dick, Hélène avait juré qu’elle le serait encore tant qu’il plairait à l’acteur.
Et, cependant que Juve écoutait ce récit, avec une moue sceptique, Fandor pâlissait. Mais il ne prononça pas une parole. Lui aussi savait se dominer.
Juve, toutefois, avait interrompu Sarah Gordon :
— Pardon, mademoiselle, avait-il dit de sa voix grave et pondérée, mais que M. Dick soit ou non l’amant de cette M lle Hélène, non seulement je n’y puis rien, mais encore, cela ne me regarde pas. Cela ne nous regarde pas.
— C’est possible, déclara alors Sarah Gordon, mais, en tant que policier, j’imagine, monsieur Juve, que vous n’hésiterez pas un seul instant à mettre la fille de Fantômas en état d’arrestation. Je porte plainte contre elle, une plainte formelle. Elle s’est introduite dans mon domicile, à Enghien, elle m’a menacée.
— De quoi ?
— Elle m’a menacée, et je le prouverai. En outre, la fille de Fantômas, monsieur Juve, allait être arrêtée par la police, lorsqu’elle s’est emparée de l’automobile des agents de la Sûreté et s’est sauvée avec. Je l’ai vue, de cela je pourrai témoigner. Si vous ne voulez pas recevoir ma plainte, il en est d’autres qui l’accueilleront.
Juve avait enfin l’air d’ajouter foi à ces déclarations, et il promit à l’Américaine que, d’ici fort peu de temps, elle aurait la satisfaction d’apprendre que la personne coupable de si noirs forfaits était sous les verrous.
Et dès lors, Sarah Gordon, qui ne rêvait que d’une chose, c’était de mettre le mur infranchissable d’une prison entre Hélène et Dick, s’en alla rassurée.
Fandor alors, avait dit à Juve :
— J’espère que vous ne comptez pas mettre à exécution la promesse que vous avez faite à cette femme.
Mais Juve s’était contenté de hausser les épaules. Ils avaient repris leur entretien et Juve avait déclaré :
— Il y quelque chose qui me chiffonne… Certes, comme toi, je suis convaincu qu’Hélène n’est en aucune façon la maîtresse de Dick, mais je suis également certain qu’elle en a fait la déclaration, l’aveu formel à cette malheureuse Américaine qui, depuis lors, est complètement affolée. Si Hélène a parlé de la sorte, si elle s’est accusée d’avoir Dick pour amant, alors que cela n’est pas vrai, j’en suis sûr, c’est qu’il y a un motif caché, et un motif puissant sans doute, car on ne se déshonore pas de gaieté de cœur, on n’aime pas à crier ses amours sur les toits, surtout, Fandor, lorsque, comme Hélène, on aime ailleurs.
Le journaliste serra les mains de Juve :
— Merci, dit-il, de ces encouragements que vous me prodiguez. Elle doit avoir ses raisons.
Juve approuva :
— Nous sommes en présence d’un écheveau. Il va s’agir de le débrouiller.
Le journaliste prit son chapeau.
— N’ayez crainte Juve, ce ne sera pas long. Je cours rue Ravignan, puisque c’est là, nous a dit Sarah Gordon, que l’on peut rencontrer Hélène, et je tirerai l’affaire au clair.
Juve l’arrêta par le bras :
— Doucement, petit, fit-il, doucement, pas de gaffe. Je veux à mon tour, que tu m’obéisses, et que tu procèdes comme je te le dirai. Il ne s’agit pas d’aller questionner Hélène, qui, sans doute, ne te répondrait pas, sans quoi, spontanément, elle t’aurait averti du mensonge qu’elle méditait, car elle doit très bien comprendre que si ce qu’elle crie sur les toits te parvient aux oreilles, tu en souffriras terriblement.
— Alors quoi ?
— Alors, il faut que tu connaisses le secret d’Hélène, sans être obligé de le lui demander.
— C’est de l’espionnage que vous me conseillez de faire.
— Inutile d’employer de semblables grands mots. Je te recommande une enquête discrète, voilà tout.
Quelques instants plus tard, les deux hommes se quittaient et Fandor, descendant précipitamment l’escalier de Juve, se retrouvait sur la place Saint-Pierre.
Il était tout près de la rue Ravignan. Il ne s’y rendit pas.
Après une légère hésitation, le journaliste s’était dit :
— Juve a raison ! Je ferai comme il le désire.
Et Fandor était rentré chez lui, rue Richer.
***
— À vous, la petite mère, empoignez-moi cet écorché et passez-le à l’eau de Javel !
— Jésus-Marie, si c’est des mots à employer et des choses à faire. Plus souvent que je resterai dans une taule pareille, qu’on se couche à six heures du matin, et que c’est à cinq heures du soir qu’il faut commencer le ménage. Quel ménage, encore ! Balayer des ordures dans l’atelier, astiquer le museau d’un tas de bonshommes en plâtre, et avoir des raisons quand on casse une vieille potiche.
— Hé, la petite mère, avez-vous acheté de la boustifaille, je crève de faim ?
— Vous pouvez crever tant que vous voudrez, de faim ou d’autre chose, moi ça m’est bien égal, car je vous donne mon compte. C’est trente-cinq sous que vous me devez, M. Sunds, payez-moi et je m’en vais.
Le personnage auquel s’adressait cette requête comminatoire, n’était autre que le Danois Sunds. Il était installé dans un vaste local de la place du Tertre, qui lui servait à la fois d’atelier, de chambre à coucher et d’usine.
Sunds fabriquait toutes sortes de choses et si, dans un coin de son logement, s’amoncelaient des chevalets et des toiles qui pouvaient le faire passer pour peintre, on trouvait dans un autre, de la terre glaise et des truelles qui, par leur présence, laissaient entendre que leur propriétaire était sculpteur, ou alors maçon, comme disaient les mauvaises langues.
Mais on aurait également pu qualifier Érick Sunds de pratiquer la magie noire et l’alchimie. Car, sur une sorte de fourneau installé dans l’âtre de la cheminée, cuisaient sans cesse toutes sortes de liquides odoriférants ou de pâtes nauséabondes.
Érick Sunds faisait de tout, en effet. Il était réparateur d’objets d’art, artiste peintre, sculpteur, fabricant de meubles anciens, et aussi reproducteur de pièces authentiques qu’il copiait d’une merveilleuse façon.
L’existence du Danois était fort bohème. Pendant quelques semaines, son intérieur avait eu quelques vagues apparences de régularité. C’était au moment où il vivait maritalement avec Nadia la Circassienne. Mais le Danois, inconstant, en avait eu vite assez de cette brune maîtresse et avait été fort content de la voir courtisée dans le restaurant où ils allaient le plus souvent prendre leurs repas, par l’Italien Mario Isolino. Et un certain soir, ou plutôt un certain matin qu’il était rentré fort tard à son domicile, Érick Sunds avait poussé un profond soupir de soulagement en s’apercevant que Nadia la Circassienne ne l’avait pas précédé.