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Au moment où le train s’ébranlait, Henri Faramont se plongea dans son journal, cependant qu’il songeait une dernière fois :

— Sunds doit être dans quelque autre voiture. Ou alors, il a pris un autre train. Ou encore, il a complètement oublié notre rendez-vous, mais cela m’étonnerait.

Cependant, à peine le train partait-il, qu’un homme essoufflé, haletant, courait à toute vitesse par derrière, pour s’efforcer de le rattraper, et il geignait et maugréait :

— Ah sapristi, pourvu que j’arrive !

Mais c’était en vain. Le convoi gagnait de vitesse sur le retardataire, et celui-ci voyait sans cesse s’augmenter la distance le séparant du dernier wagon qui disparut sous le pont de l’Europe.

Le voyageur arrivé en retard demeura immobile et penaud sur le trottoir quelques instants, il s’épongea le front.

— Dieu que c’est bête, grommela-t-il, de manquer un train.

Mais il n’y avait rien à faire, et haussant les épaules, furieux contre lui-même, le personnage interrogea un employé :

— À quelle heure le prochain départ pour Ville-d’Avray ?

— À huit heures deux, monsieur, dans une heure.

— Bon Dieu, s’écria le voyageur dont le visage prit un air désespéré, ce n’est pas possible, il doit y en avoir un auparavant.

Mais, impassible, son interlocuteur lui répondait :

— Non, monsieur, le prochain c’est à huit heures deux.

— Eh bien, je suis frais ! grommela l’homme, qui, prenant dès lors une résolution, quitta la gare et descendit cour de Rome.

Il avisa un taxi-auto :

— Dites donc vous, demanda-t-il, en s’adressant au mécanicien, êtes-vous le type qui va me conduire rapidement et pour pas trop cher jusqu’à Ville-d’Avray ?

Le conducteur du taxi hésita un instant, il expliqua :

— C’est rapport à mes pneus qui ne sont pas bien solides, mais enfin, ça n’est pas trop loin, montez.

Le voyageur qui avait manqué le train à la gare Saint-Lazare s’installa dans l’automobile, qui partit en direction de la porte Maillot.

Ce voyageur, ce retardataire, c’était Érick Sunds, le Danois qui, à toute force évidemment, voulait rattraper son client, le bâtonnier Henri Faramont.

***

Le train qui emmenait celui-ci venait de dépasser Asnières.

Il était bondé de voyageurs, mais les banquettes de l’impériale étaient à peu près désertes. On n’aime guère à s’y installer, eu égard à la poussière et aux escarbilles qui viennent atténuer considérablement le charme que pourrait procurer le plein air.

Au départ de la gare Saint-Lazare, un couple qui semblait rechercher la solitude, s’était pourtant installé sur l’une des impériales de seconde classe.

Étaient-ce des amoureux ? Ils en avaient l’air. L’homme, petit, trapu, très brun, s’était assis en effet tout à côté de sa compagne, une femme jeune, au visage énergique, aux traits accentués, mais jolis. Elle était brune elle aussi, tous deux s’exprimaient dans un français assez incorrect, teinté d’accent étranger.

Avant le départ du train, qu’ils étaient venus prendre de fort bonne heure, ils avaient, du haut de leur observatoire, minutieusement dévisagé tous les voyageurs.

Et il faut croire que cet examen leur avait donné satisfaction, car, désormais, la physionomie de l’un d’eux, tout au moins, celle du jeune homme, exprimait une parfaite satisfaction :

— Yo souis sûr, murmura-t-il, que le bâtonnier est monté dans le train. L’affaire s’annonce de façon souperbe, nous allons réoussir !

L’homme qui s’exprimait ainsi, c’était Mario Isolino, le suspect italien, héros de plusieurs aventures assez peu à son avantage, qui, depuis quelque temps, avait établi son quartier général sur les hauteurs de Montmartre.

Depuis une semaine environ, l’Italien Mario Isolino vivait maritalement avec Nadia la Circassienne, qui était devenue sa maîtresse le lendemain même du jour où elle avait abandonné Érick Sunds, le Danois, ce qui, d’ailleurs, n’avait guère déplu à ce dernier.

Sur l’impériale du train, Mario Isolino exaltait sa satisfaction en même temps que sa tendresse.

Il attira Nadia auprès de lui, l’embrassa dans le cou.

— Io vous adore, ma toute belle, murmura-t-il.

Et il ne cessait de la serrer sur son cœur.

La jeune femme, cependant, semblait émue, inquiète. Machinalement, elle répéta :

— Moi aussi, je t’aime, je t’adore.

Mais elle était tellement préoccupée que Mario Isolino se crut obligé de la rassurer, de la remonter :

— Il ne faut pas avoir peur, assurait-il. Quand les affaires s’engagent bien, comme celle-ci, on peut être sûr de les réussir.

Et comme la jeune femme hochait la tête, énigmatique, il continuait, cependant que, dans ses yeux, s’allumait une flamme cupide :

— Tu vas voir, ma zolie, comment nous serons heureux ensuite, car vois-tu, l’amour c’est très zoli, mais pour qu’il dure, il faut que l’on ait de l’arzent. C’est cela surtout qui nous manque pour le moment. Patience, Mario Isolino a plus d’un tour dans son sac. Il va certainement réussir le gros coup ce soir même.

La jeune femme soupira :

— Espérons-le.

Puis elle esquissa un pâle sourire, plus pour faire plaisir à son amant, que parce qu’il naissait spontanément sur ses lèvres. Car Nadia, en son for intérieur, était inquiète, très inquiète.

Ce n’était pas une mauvaise fille que Nadia la Circassienne. Depuis de longues années déjà, elle était à Paris, elle avait été amenée en France par une princesse russe dont elle était la suivante. Et d’abord, elle s’était attachée de toutes les forces de son âme orientale à cette grande dame qui, malgré son caractère altier et hautain, se montrait toujours excellente pour elle.

Nadia avait été la suivante de la princesse Sonia Danidoff dont les aventures avaient défrayé, à un moment donné, la chronique.

Puis Nadia, sur un coup de tête, s’était séparée de la princesse et, dès lors, elle avait vécu à Paris, dans les milieux les plus variés.

Peu à peu, sa fierté, sa conscience s’étaient émoussées et la jeune fille énergique, farouche, mais honnête et pure qu’elle était, s’était peu à peu transformée, avilie : Nadia était devenue, tant par le besoin que par la veulerie, une des innombrables petites femmes de Paris, sans cesse ballottées au gré de leurs amants, des établissements de plaisir aux chambres misérables des hôtels meublés, voire même au trottoir. Si Nadia, toutefois, perdait peu à peu sa fierté, les déboires qu’elle éprouvait aiguisaient de plus en plus sa haine contre la société, contre la race humaine. Et la Circassienne, la fille sauvage se réveillait en elle, au fur et à mesure qu’elle accumulait dans son cœur les rancœurs de toute sorte. Un instant, elle avait vécu une existence bohème, mais à peu près paisible, dans le milieu bizarre, pittoresque et nullement malveillant des trafiquants de Montmartre, des fabricants d’objets d’art, des « chineurs ».

C’est là qu’elle avait connu Érick Sunds et Mario Isolino, désormais son amant.

Assurément, la moralité de ce dernier était plus que douteuse. Et, après avoir applaudi à ses théories, à ses projets, Nadia se sentait un peu inquiète désormais, de se voir dépasser dans ses conceptions farouches par l’Italien. Celui-là n’était pas un révolté, mais un ambitieux, et un ambitieux très vulgaire, qui ne rêvait que de s’enrichir, et par n’importe quel moyen.

Nadia l’interrogeait :

— Alors, fit-elle, c’est l’avocat dont on va s’occuper que nous avons vu monter tout à l’heure dans ce wagon de première classe ?

— Oui.

— Que va-t-on faire ?

L’Italien éclata de rire :

— Ce qu’on va faire, mon oiseau bleu, déclara-t-il, oh c’est bien simple. Faire passer l’arzent qu’il a de sa poche dans la nôtre.

— Voleurs ? Nous allons être des voleurs ?

— Cela n’a aucune importance si l’on n’est pas pincé. Et nous ne le serons pas. Z’ai pris toutes mes précautions.

Nadia se rassurait, mais pratique, elle questionna :

— Ce n’est pas tout de voler quelqu’un, il faut encore que la chose en vaille la peine. Es-tu sûr qu’il aura de l’argent, cet homme ? On ne se promène pas d’ordinaire avec des grosses sommes sur soi, même quand on est riche.