Il y était arrivé la veille à minuit sur un appel téléphonique du fils du bâtonnier.
Juve, toutefois, n’avait pas pu interroger le principal intéressé, la victime de l’attentat. M e Henri Faramont dormait à ce moment, et le médecin qui l’avait soigné avait défendu qu’on le troublât.
Juve, alors, au grand ébahissement de toute la famille qui l’entourait et le pressait de se rendre sur les lieux de l’agression, annonçait avec son calme imperturbable :
— Je voudrais bien me coucher. Pourriez-vous me faire étendre un matelas dans une chambre quelconque ?
On avait acquiescé au désir du célèbre policier. Il s’était couché sur le sommier d’un lit qu’il partageait avec Fandor. Car Juve avait emmené Fandor avec lui.
— Debout, Fandor ! cria Juve.
Le journaliste avait dormi à poings fermés. Il poussa un long bâillement, s’étira, puis interrogea le policier d’un air stupéfait :
— Que me voulez-vous ? Que se passe-t-il ? On vient à peine de se coucher.
Le policier le brusqua :
— Il ne s’agit pas de faire la grasse matinée. Nous avons à procéder à une enquête délicate.
Fandor, pendant quelques instants, semblait, en effet, l’avoir oublié. La mémoire lui revint cependant :
— Ma foi, grommela-t-il en faisant une rapide toilette et éclaboussant partout l’eau qui servait à ses ablutions, nous aurions pu, sans dommage, dormir une heure ou deux de plus. Les constatations à faire dans la maison du crime seront toujours aussi bonnes puisque le commissaire de police de la localité a eu l’ingénieuse idée de faire cerner tout le diable et son train depuis hier au soir par les agents du pays.
— Possible, mais ça n’empêche qu’il ne faut pas nous attarder.
Fandor, d’ailleurs, au fur et à mesure qu’il se réveillait, partageait l’avis de son ami. La maison tout entière, pour qui connaissait les habitudes des Keyrolles, s’agitait d’une façon anormale à cette heure matinale.
La petite bonne Brigitte, évidemment, avait reçu des ordres la veille et elle obligeait tout le monde à se mettre sur pied.
Juve et Fandor étaient les premiers, cependant, à passer de la demeure des Keyrolles dans le jardin de la maison abandonnée.
Le policier recommanda aux agents qui avaient passé toute la nuit en faction devant les issues diverses de la propriété :
— Ne laissez entrer personne jusqu’à ce que j’aie fait les premières constatations.
Et alors Juve, accompagné de Fandor, pénétra dans le jardin de la mystérieuse maison :
— Ne marchons pas sur le sable des allées, recommanda-t-il, il y a des traces de pas qu’il s’agit de relever au préalable et de ne point mêler aux nôtres.
Juve et Fandor avaient l’habitude de ces sortes d’opérations. Ils prirent chacun dans leur poche du papier blanc, un mètre, un crayon, des ciseaux.
Au bout de quelques instants ils revenaient triomphants, l’un et l’autre détenteurs d’un certain nombre de semelles de papier qu’ils juxtaposaient. C’était un spectacle curieux que celui de ces deux hommes, en melons, agenouillés sur le gazon dont l’herbe montait très haut et qui étalaient avec une minutie extrême ces semelles découpées dans des morceaux de journaux.
— Nous avons l’air de faire un puzzle, déclara Fandor en riant.
Mais Juve demeura sérieux. Il avait pris toutes les coupures, les plaçait dans un ordre déterminé.
— Ça y est ! s’écria-t-il joyeusement. Ils étaient quatre.
Juve appela un agent :
— Allez me demander, fit-il, l’une des bottines de M. le Bâtonnier.
Quelques instants après, l’homme lui apporta la chaussure et Juve identifia avec l’une des empreintes qu’il avait relevées.
— Voilà le bâtonnier, dit-il.
Puis il recommanda à Fandor :
— Maintenant, petit, toi qui dessines comme un architecte, fais-moi le plan exact de ce jardin et de ses allées en partant de la grille.
Lorsque Fandor eut achevé son tracé, Juve le prit et releva, d’après nature, les traces laissées par l’avocat.
— M. Henri Faramont, déclara-t-il, après avoir franchi la grille, a obliqué sur la gauche, parcouru environ cinquante mètres, c’est à ce moment qu’il a été attaqué. Les individus qui le guettaient ont surgi de ce buisson dans lequel ils étaient tapis depuis quelque temps, à en juger par les nombreux piétinements que je relève. Ils étaient deux, un homme de petite taille vraisemblablement et mal chaussé, car ses semelles sont usées et ses talons ont des angles arrondis, si j’en crois les empreintes. Le complice de cet homme était une femme dont les bottines ont des talons Louis XV.
Fandor suivait, intéressé, les déclarations du policier.
— C’est exact, fit-il. Cela ne fait que trois personnes. Or, nous avons quatre empreintes.
— Oui, dit Juve. Il est venu une quatrième personne, celle dont tu parles, et elle s’est précipitée sur le bâtonnier à peu près en même temps que les deux autres assaillants. Par exemple, était-ce avant ou après l’agression ? Je ne saurais le dire, mais cette personne-là ne se trouvait pas dans le buisson. Elle était cachée de l’autre côté de l’allée, derrière ce gros arbre. Vois plutôt ces empreintes, Fandor.
— Tout cela est très net.
— Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi cette agression ayant si bien réussi, les trois personnages qui se sont précipités sur le bâtonnier se sont brusquement enfuis sans le dépouiller. Il est assez improbable qu’ils, aient eu peur, personne d’autre d’ailleurs que ces quatre individus ne paraît s’être trouvé dans le jardin. Du côté de la maison, il n’y a pas la moindre trace.
L’arrivée du commissaire de police de Ville-d’Avray interrompit Juve.
C’était un ancien militaire au visage énergique.
— Monsieur l’inspecteur, déclara le magistrat, excusez-moi de n’être pas venu vous voir dès hier soir, mais on m’a dit qu’à peine arrivé chez M. de Keyrolles vous avez cru bon de vous reposer. Je n’ai donc pas voulu vous déranger.
— Et vous avez bien fait, répliqua Juve qui, par un léger sourire, laissa entendre qu’il avait fort bien compris le petit reproche implicite du commissaire de police.
Celui-ci, d’ailleurs, se rengorgeait :
— Eh bien moi, monsieur, fit-il, pendant que vous dormiez, je me suis occupé de l’affaire. J’ai d’abord fait cerner la maison afin que nul n’en sorte.
— C’était à peu près inutile, les agresseurs de M. Faramont étaient loin lorsque la police est intervenue.
— Peut-être pas si loin qu’on le pense. Vers une heure du matin, monsieur l’inspecteur, mes hommes ont en effet procédé à l’arrestation d’un individu qui rôdait dans le voisinage.
— Ah, quel homme ?
— Ma foi, je n’en sais rien, je vous dirai que, moi-même, je suis allé me coucher vers minuit et demi et en sortant de chez moi ce matin je suis accouru ici afin de vous voir. C’est mon brigadier qui, à l’instant, vient de me prévenir de l’arrestation opérée.
— Très bien. J’en conclus que c’est votre brigadier et non point vous, monsieur le Commissaire, qui avez opéré cette arrestation. Mais peu importe, voulez-vous qu’on amène cet homme tout de suite ?
Le commissaire, assez interloqué de l’accueil ironique et froid de Juve, s’empressa de retourner auprès de ses hommes. Quant à Juve, il disait à Fandor :
— Ne t’éloigne pas, petit. Moi, je vais aller visiter l’intérieur de cette maison.
Et, de son pas tranquille, Juve se dirigea vers la maison abandonnée. Fidèle au poste, Fandor ne bougeait pas, lorsqu’un agent lui fit signe. Le journaliste se rapprocha de la grille.
— Monsieur, il y a quelqu’un qui voudrait vous parler. C’est M. Faramont, le fils du bâtonnier.
Fandor, un instant après, se rencontrait dans la rue avec le jeune avocat. Il le connaissait déjà pour l’avoir rencontré à maintes reprises. Encore qu’il y eût entre eux une certaine différence d’âge, ils étaient assez liés. Jacques Faramont prit Fandor par le bras :