— Monsieur Sunds, ronchonnait le vieillard, il y aurait chez vous de quoi meubler tout un appartement.
À quoi Sunds éclata de rire.
— Mais bien entendu, ma vieille ! C’est d’ailleurs comme cela que ça se pratique. Une petite dinde de la bourgeoisie épouse un jeune idiot du même milieu. Faut acheter des meubles, alors la petite dame déclare : « Moi je n’aime que les vieux meubles », et allez donc ! Pour trouver tout un mobilier en vieux, il faudrait peut-être dix années de recherches patientes, or, la noce doit se faire un mois plus tard, et la petite dinde tient, naturellement, à épater toutes les autres petites dindes que sont ses amies. Que faire ? Elle passe chez le tapissier : « Pourriez-vous me trouver ci ou ça, je cherche des vieux meubles ? » demande-t-elle. Le tapissier, bien entendu, devine que la petite dinde est toute prête à se transformer en bonne poire. Il répond qu’il a tout ce qu’il faut. Une série d’occasions épatantes. Il demande quinze jours à peine pour trouver tout ce qu’on lui demande. Quinze jours, il n’aurait pas besoin d’autant, et la petite dinde sort de la boutique. Le tapissier vient me voir : « Fabrique-moi tout ça », me dit-il. Moi je fabrique. La petite dinde est contente, le tapissier est content, moi je suis content, tout le monde est content. Et ce qu’il y a de bon, c’est que dans cent cinquante ans d’ici, eh bien, ma foi, je n’aurai pas perdu mon temps, car les faux vieux meubles que je fabrique seront tout de même devenus de vieux meubles. C’est même pour cela que je n’ai pas de remords.
Sunds éclata de rire, puis se leva, car il n’était pas très travailleur et ne tenait jamais bien longtemps en place :
— On boit un coup, Mathusalem ?
— Si vous voulez, monsieur Sunds.
Sunds tira une bouteille de dessous le canapé.
— À ta santé, Mathusalem !
— À la vôtre, monsieur Sunds !
Or, tandis que les deux hommes trinquaient, la porte de l’atelier s’ouvrait, poussée par un jeune homme.
— Et moi, demandait-il, on ne m’invite pas ?
Sunds d’un bond s’était élancé :
— Toi, toi, Daniel ? Parbleu si ! Tant que tu voudras ! Mais comment diable se fait-il que tu sois là ?
— Dame, ripostait Daniel, probablement parce que c’est moi et pas mon frère.
— Évidemment, gavroche, mais d’où viens-tu ?
— De quelque part, je ne peux pas le nier.
— Mais tu ne veux pas répondre ?
— Si fait, monsieur Sunds, puisque ça vous tente de savoir d’où je viens, je vais vous le dire, je viens de la rue.
— Ah, tu viens de la rue, eh bien, c’est de ta faute, car je t’ai dit cent fois : « Daniel, depuis que je te connais, tu n’as pas besoin d’aller vagabonder partout. Chez moi tu es chez toi, c’est clair je pense. Quand tu ne sais pas où aller coucher viens ici. » Bon Dieu, est-ce que tu es mal sur le divan ?
— Je sais bien, monsieur Sunds, que vous me recevez très gentiment, mais moi j’aime ma liberté. Faut que je puisse courir. Tenez je ne peux pas avoir de domicile fixe.
Sunds tapa du pied.
— Eh bien quoi, reprenait Daniel, ça vous étonne, ce que je dis ? Ah, ça, vous reniez donc la bohème, vous avez donc une âme de bourgeois ? Vous voulez donc que je fasse comme les huîtres, que je m’attache à un rocher et que je ne bouge pas ?
Le jeune garçon, tout en parlant, se promenait dans l’atelier. Il aperçut le père Mathusalem :
— Tiens, le vieux, comment que ça va ?
Mais la phrase commencée s’arrêta net sur ses lèvres.
Regardant Mathusalem, le jeune Daniel avait brusquement pali, même il avait fait un pas en arrière. On eût juré que le jeune homme reconnaissait le vieillard.
Si l’attitude de Daniel était étrange, d’ailleurs, celle de Mathusalem ne l’était pas moins.
Depuis l’entrée de Daniel, le vieil homme semblait gêné. Vivement il avait rabattu ses cheveux blancs sur son front, comme pour mieux le dissimuler, puis il s’était accroupi par terre, près du coffre de bois, et continuant l’œuvre abandonnée par Sunds, il travaillait à retirer les petits plombs de chasse fichés dans le chêne.
— Tiens ! Le père Mathusalem ! répétait Daniel, tout décontenancé. Le père Mathusalem !
Le jeune homme fit volte-face et revint trouver Sunds.
— Alors quoi vous boudez ?
— Non je ne boude pas.
— Vous avez alors une façon d’être aimable.
Soudain, Sunds éclata :
— Toi, Mathusalem, fit-il en se tournant vers le bonhomme, toujours occupé près du coffre, je ne t’ai pas demandé de dire la messe pour moi. Fiche-moi le camp. Tu me gênes. Je n’ai pas besoin que tu tires les plombs. Je saurai bien le faire tout seul.
Pourquoi cette apostrophe violente ? Pourquoi Sunds qui, dix minutes avant, s’entretenait amicalement avec le vieux bonhomme, le chassait-il ainsi ?
Mathusalem ne parut nullement surpris.
— Je m’en vais, je m’en vais, monsieur Sunds. C’est bon. Il n’y a pas d’offense. Je ne pensais pas faire mal.
Mais Sunds devait être fort en colère. Il n’écoutait pas en effet, les excuses du bonhomme :
— Eh bien, fiche-moi le camp ! répéta-t-il. Va promener tes puces ailleurs. Tiens, occupe-toi. Jette du charbon dans mon four.
— Oui, monsieur Sunds, c’est ça.
En habitué de la maison, Mathusalem ne demandait pas d’explications. Il savait que l’artiste possédait, dans une sorte d’appentis qui dépendait de l’atelier avec lequel il communiquait par une porte basse, un petit four à poterie qui servait à la préparation de certains ingrédients utiles aux travaux artistiques qui se faisaient dans l’atelier. Mathusalem, d’un pas traînant, se dirigea donc vers l’appentis et s’occupa, comme le lui demandait Sunds, à mettre du charbon dans le four. Or, à peine Mathusalem avait-il disparu, que Sunds s’avançait vers Daniel avec lequel il demeurait seul désormais.
Sunds à cet instant, fronçait les sourcils et pourtant se forçait à sourire.
— Daniel, appelait-il.
— C’est moi, répondait le jeune homme.
— Viens ici.
— Où donc ?
— Sur le divan, à côté de moi.
— Pour quoi faire ?
— Pour m’écouter.
Daniel éclata de rire :
— Eh bien, vous en avez d’étranges aujourd’hui, remarqua-t-il. Qu’est-ce que vous allez encore me conter ?
Daniel ne bougea pas.
Sunds marcha vers lui jusqu’à le toucher. Il lui posa les deux mains sur les épaules, l’attirait au jour, puis, d’une voix basse qui tremblait un peu :
— Daniel, demanda-il, pourquoi disparais-tu comme ça de l’atelier pendant huit ou dix jours ?
— Mais je ne sais pas. Pour rien. Parce que j’aime me balader !
— Tu ne trouves pas qu’on est bien ici ?
— Mais si !
— Alors ? Tu ne veux jamais me répondre.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Cela me fait beaucoup, Daniel.
— Alors, c’est à moi de vous demander vos raisons.
— Tu veux les savoir ?
— Dame, bien sûr.
Sunds hésita. Il semblait que l’artiste allait prendre une décision grave et, qu’au moment de rompre avec la prudence qui lui était naturelle, une peur le prenait :
— Daniel, commença Sunds, je ne suis pas un méchant homme, et tu as tort de te méfier de moi. Je ne suis pas un homme curieux, je ne te poserai aucune question, ce que tu as fait jusqu’ici ne me regarde pas, ce que tu comptes faire m’intéresse seul. Alors, continuait l’artiste, je me demande vraiment pourquoi tu tiens tellement à te cacher de moi ? Parbleu, on serait si tranquilles ici, si tu voulais. Tiens, ce ne serait même pas les copains qui risqueraient une question, mes amis sont comme moi, Daniel : discrets. Ils respecteraient notre vie et tu sais, nous nous ferions une petite vie tranquille, gentille, douce.
— Ah ça ! Qu’est-ce que vous me chantez là ? Mais vous déménagez, probable ?