— Non, riposta Sunds, je sais ce que je dis.
— Qu’est-ce que vous dites donc, au juste ?
— Ce que je dis, Daniel, eh bien, voilà, c’est une chose qui ne t’étonnera pas d’ailleurs. Je t’aime.
— Vous m’aimez ? railla Daniel, devenu très pâle, vous êtes fou, Sunds ?
— Non, affirma Sunds, et cela doit te faire comprendre qu’il y a déjà quinze jours que j’ai deviné ton secret.
— Mon secret ? Quel secret ?
— Daniel, tu n’es pas un homme, tu es une femme, tu es une jeune fille.
— Vous êtes absolument fou.
Mais l’artiste, de force, avait empoigné le jeune homme, il l’attirait au grand jour qui tombait de la baie vitrée de l’atelier :
— Mon petit, faisait-il, je ne pose pas au grand talent, je ne me crois pas un Rubens, un Rembrandt, je ne me crois rien du tout. Cependant, je sais dessiner. Or, vois-tu, il n’y a qu’à te regarder, à regarder ta ligne, pour qu’aux yeux d’un artiste, ton maquillage apparaisse. Tes cheveux ? Une perruque. J’en jurerais. Et puis, il y a tout, il y a la courbe de ton front, il y a tes bras, il y a tes mains, il y a tes pieds… Des pieds d’homme, ça ? Jamais ! Allons donc, Daniel, avoue la vérité, tu es une femme. Ai-je deviné ?
L’étrange Daniel, à ce moment, paraissait fort contrarié :
— Quand cela serait ? déclara-t-il.
— Eh bien, si cela était, et cela est, c’est, évidemment, que tu as des raisons graves pour vouloir te cacher. Tu es une femme déguisée en homme ? Bon je te le répète, je ne te demande pas d’explications. Mais ici, chez moi, tu n’as rien à craindre, redeviens la femme que tu es, ne t’occupe pas de Pierre, de Paul ou de Jacques, et accepte de vivre avec moi. Tu me plais, je t’aime ; veux-tu ?
— Non.
Il y avait à ce moment, non loin de l’atelier, dans l’appentis où se trouvait le four, un homme qui souffrait le martyre.
Il n’est rien de pire que la jalousie, il n’est pas de tourment plus exécrable que le tourment enduré par un homme qui voit la femme qu’il aime exposée à des entreprises autres que les siennes. Le vieux Mathusalem avait depuis longtemps jeté dans le four à poterie les morceaux de charbon nécessaires. D’abord, il n’avait prêté qu’une oreille discrète aux paroles qui s’échangeaient dans l’atelier. Puis, bientôt, il s’était efforcé de les surprendre et l’oreille collée à la porte, frémissant, serrant les poings, il avait entendu Sunds et cela semblait lui causer d’indicibles tortures. Qui donc était Mathusalem ? Mathusalem, l’extraordinaire bonhomme qui, depuis quelque temps, passait dans le monde de la bohème, faisant chaque jour, sans en avoir l’air, causer le monde des chineurs, n’était pas le vieux bonhomme qu’il paraissait aux yeux de tous. Si l’on eût tiré sur ses cheveux blancs on se fût aperçu qu’ils étaient aussi postiches que les cheveux de Daniel. Si l’on eût voulu arracher sa barbe blanche, elle serait restée sans effort dans la main d’un curieux. De même, le bonhomme qui marchait voûté, à pas tremblants, appuyé sur des béquilles, se fût, avec facilité, redressé avec la souplesse de la jeunesse et eût réalisé des prodiges d’acrobatie. Le vieux Mathusalem, en réalité, n’était autre que Jérôme Fandor.
Actif, remuant, audacieux aussi, Fandor avait décidé, le jour même où Bouzille lui annonçait qu’il comptait des amis parmi les bohèmes, de surveiller les ateliers. Fandor avait pris ce déguisement du père Mathusalem parce qu’il lui était vite apparu que c’était le meilleur qu’il pût souhaiter.
Or, si le vieux Mathusalem était Fandor, il n’était pas étonnant, évidemment que Fandor se fût aperçu, tout comme Sunds, que Daniel n’était pas Daniel.
Il y avait cependant une différence entre les découvertes du journaliste et les découvertes de l’artiste.
Sunds avait tout simplement trouvé que Daniel était une femme. Jérôme Fandor lui, l’avait reconnue, cette femme. Il savait son nom, et ce nom, quand il le prononçait, le faisait tressaillir. Daniel, pour lui, c’était Hélène, c’était la fille de Fantômas, c’était celle qu’il chérissait entre toutes, celle qu’il appelait sa fiancée, celle dont la vie, mauvaise, le séparait sans cesse.
Mathusalem-Fandor, embusqué dans l’appentis de Sunds, était donc fort malheureux à écouter les déclarations amoureuses que l’artiste adressait à la fille de Fantômas.
Fandor, cependant, tressaillit d’aise en s’apercevant qu’Hélène n’en semblait nullement émue. Sa gêne et son ennui même étaient visibles.
— Sunds, disait la jeune fille à l’artiste, je ne sais pas ce que vous avez aujourd’hui, mais vous dites des sottises. Vous avez deviné que je suis une femme. Bon. C’est vrai. Je l’avoue ! Mais ce n’est pas une raison pour que j’accepte de vivre avec vous. Voyons, réfléchissez. Si j’ai pris la peine de me déguiser en homme, si je risque ce mensonge extraordinaire, c’est probablement que j’ai des intérêts graves à défendre.
— Je t’aime, petite !
— C’est peut-être, continuait Hélène, que j’aime ailleurs. Vous êtes un brave homme, Sunds, vous comprendrez par conséquent que vos assiduités me feraient souffrir.
Mais Hélène connaissait mal le caractère de Sunds. L’artiste n’était peut-être pas un méchant homme, mais il était violent et emporté. Le trafiquant d’objets d’art était de ceux qui resteraient honnêtes toute leur vie si une tentation trop forte n’en faisait des voleurs, ou même des assassins. Il n’était pas foncièrement vicieux, mais par passion, il était capable des pires atrocités.
Aux paroles d’Hélène, qui lui permettaient de deviner que la jeune fille aimait et aimait un autre que lui, Sunds sentait une colère furieuse monter en lui. Son visage se congestionnait, ses traits se gonflaient :
— Alors, voilà la vérité, tu es bien une femme et pourtant tu ne veux pas devenir ma maîtresse ?
— Non, je ne veux pas ! répondit Hélène qui, lentement, recula vers la porte.
La jeune fille, toutefois, n’eut pas le temps de s’enfuir. Brutalement, Sunds se précipitait vers elle.
— Eh bien, tant pis pour toi, faisait-il, si tu ne veux pas de bonne grâce, tu voudras de force.
Il avait empoigné Hélène. La jeune fille se vit perdue. Elle poussa un faible cri.
Mais, à ce moment, la scène brusquement changea. En effet, une série de jurons répondait au cri d’Hélène :
— Bandit, canaille, crapule, saleté, immondice !
Et Sunds, qui s’attendait peu à une attaque, certes, recevait en plein dans le dos une énorme potiche de porcelaine, projectile que trouvait tout naturellement sous sa main en bondissant dans l’atelier, le faux Mathusalem, Jérôme Fandor volant au secours de sa belle.
— Attends un peu, misérable ! hurlait Fandor. Attends un peu que je te flanque la tripotée que tu mérites.
Fandor arriva, le poing levé vers Sunds.
Le Danois lâcha Hélène et fit face au journaliste.
— Comment, hurlait l’artiste, voilà le vieux qui est jeune maintenant. Tu es donc de la rousse ? Eh bien, soit, à nous deux !
Enlacés, les deux hommes luttèrent, cherchant à se renverser, voulant s’étrangler, échangeant de furieux coups de poing. Fandor, cependant, plus jeune que Sunds, plus entraîné que lui aux exercices physiques, aurait eu évidemment facilement raison de son adversaire, si, au plus fort de la bataille, une préoccupation nouvelle ne lui était venue. En luttant, Fandor voyait en effet, sans y prêter attention d’abord, que l’énorme potiche qu’il avait lancée à la tête de Sunds s’était brisée en mille morceaux, et qu’il en était tombé un paquet qui traînait sur le sol.
Or, le hasard de la bataille faisait qu’un coup de pied ouvrait ce paquet, le déroulait plutôt, car il s’agissait d’une sorte de rouleau de documents.
Et dès lors, chose extraordinaire, Fandor semblait négliger Sunds qu’il repoussait d’une bourrade violente. Le jeune homme se jeta à quatre pattes, ramassa les documents épars, les enfouit dans sa poche.
Pour Sunds, au comble de la rage déjà, il revenait sur Fandor.
Un coup de poing jeta le journaliste de côté, un coup de pied lui meurtrit la face. C’en était assez, c’en était trop.
Fandor d’un bond se levait.
— Et puis, zut, criait-il, tenez-vous tranquille, dégoûtant, ou je vous casse la figure.