Выбрать главу

— Juve, je vous comprends de moins en moins.

— C’est pourtant bien simple. Je t’ai dit que j’avais une idée, une idée que tu trouverais folle, extraordinaire, invraisemblable, si je te la communiquais tout de suite ; mais tu la trouveras peut-être excellente un peu plus tard, lorsque je te l’expliquerai en détail. Toujours est-il que, pour le moment, j’estime que les vrais acheteurs du tableau n’ont pas osé se manifester à l’hôtel des Ventes. Il leur aurait déplu que l’on sache qu’ils s’en étaient rendus acquéreurs, et maintenant que cette fameuse croûte est tombée entre les mains de la mère Toulouche, et que l’on peut se la procurer chez elle, tout en bénéficiant de l’anonymat, tu vas voir les amateurs se présenter, et quels amateurs !

— Nous verrons, fit le journaliste qui, un peu sceptique, allumait une cigarette et interrogeait :

— Qu’allons-nous faire ?

Juve consulta sa montre.

— Attendre tranquillement chez toi. La vente se termine à quatre heures, le tableau que vient d’acheter la mère Toulouche sera chez elle vers six heures du soir, probablement. À six heures cinq, je serai dans le bric-à-brac de la vieille femme et je lui ferai les propositions les plus honnêtes en vue d’acquérir cette œuvre.

— Vous, Juve ?

— Moi, Juve, répliqua le policier, et je te prie de croire qu’en m’adressant à la mère Toulouche, je ferai tout mon possible…

— Pour dissimuler votre identité ?

— Pas le moins du monde, dit Juve, je ferai tout mon possible, au contraire, pour bien me faire reconnaître d’elle.

***

Il était six heures cinq. Quelqu’un entra dans la boutique de la mère Toulouche, c’était Juve.

La vieille mégère sursauta : elle reconnaissait fort bien l’inspecteur de la Sûreté, auquel elle avait eu si souvent affaire quelques années auparavant.

La mère Toulouche, toutefois, n’avait rien à se reprocher.

Elle avait été condamnée, par les tribunaux, à des peines assez longues, puis, suivant les usages, mise en liberté provisoire.

La mégère se demanda un moment s’il convenait de saluer le visiteur par son nom, et de montrer à Juve qu’elle reconnaissait en lui l’inspecteur qui, si souvent, lui avait donné du fil à retordre.

Mais la mère Toulouche était perspicace, et elle se rendait compte que, volontairement ou non, Juve ne paraissait pas se souvenir qu’il avait été jadis en relations avec elle.

Sans doute voulait-il passer auprès de la marchande pour un vulgaire acheteur, un amateur ordinaire. Juve venait chez elle, nullement grimé, il semblait mettre une sorte de vanité à se montrer tel qu’il était réellement.

C’était bien Juve, l’inspecteur de la Sûreté, qui entrait dans la boutique.

Il s’adressait à elle, d’ailleurs, fort poliment :

— Madame, demanda Juve qui saluait, je suis amateur de curiosités, et l’on vient de me raconter que vous avez fait tout récemment, cet après-midi même, l’acquisition d’un certain tableau, attribué à Rembrandt, dont je voudrais me rendre acquéreur.

La mère Toulouche, soudain, tressaillit.

« Il veut le tableau, pensa-t-elle, bien, me voilà propre, je ne peux pourtant pas lui dire que je l’ai déjà vendu, il me demanderait à qui et puis ça n’en finirait plus, diable, comment faire ? »

— En effet, mon bon monsieur, répondit-elle, j’ai acheté un tableau, mais vous savez que je n’y connais rien, en tout cas il a de la valeur parce qu’il y a eu des histoires à son sujet.

— Certainement, fit Juve, et combien le vendez-vous ?

— J’en demande cinq cents francs, dit la Toulouche qui espérait ainsi garder son tableau.

Juve ne broncha pas. La mère Toulouche entraîna son visiteur dans le fond de sa boutique, elle enleva une sorte de housse qu’elle avait disposée sur le tableau et le montra au policier.

Celui-ci l’examina longtemps, en connaisseur, puis, il ajouta, en regardant fixement la Toulouche, comme pour bien lui faire comprendre qu’il ne servait à rien de faire des difficultés et qu’il avait décidé cet achat :

— Je vous en offre trente francs.

La vieille receleuse eut alors vraiment peur, car elle se rendait compte qu’il lui était impossible de refuser plus longtemps le tableau à Juve, et elle savait bien que si le policier en avait envie, il fallait le lui laisser prendre : il est toujours mauvais de se mettre mal avec les inspecteurs de la Sûreté.

La mère Toulouche, toutefois, voyant qu’elle serait vaincue, essaya au moins de soutirer un peu plus d’argent au policier :

— Non, dit-elle, mettez au moins soixante francs.

On conclut l’affaire à cinquante, et Juve, paraissant fort pressé, quitta précipitamment la mère Toulouche :

— Je m’en vais l’emporter tout de suite, fit-il, le temps d’aller chercher une charrette à bras. Où trouverai-je à en louer ?

La mère Toulouche réfléchit un instant :

— Remontez la rue, tournez à droite, descendez un peu. Il y a un loueur à l’entrée de la rue Berthe.

— Ça va, fit Juve. J’espère que vous ne fermerez pas avant sept heures. D’ici là, d’ailleurs, je serai revenu prendre mon tableau.

Juve quitta la boutique de la mère Toulouche.

Que méditait donc le policier ? Il avait bruyamment fermé la porte du magasin, et marchait au milieu de la rue, bien ostensiblement, affectant de ne point remarquer les gens qui le croisaient, et cependant les dévisageant tous du coin de l’œil. Pour qui connaissait bien Juve, on avait l’impression qu’il se sentait suivi, épié, et qu’il en était satisfait. Que voulait-il cependant ? Et pourquoi, après avoir négligé d’acheter la copie du tableau à l’hôtel des Ventes, semblait-il désireux désormais de s’en rendre propriétaire ? Pourquoi, après s’être caché, alors qu’il était à l’hôtel Drouot, se montrait-il, se faisait-il remarquer à Montmartre ?

Cependant, la mère Toulouche venait à peine d’accompagner Juve sur le seuil de sa porte que pénétrait dans sa boutique une dame grande, mince, élégante, mais âgée, car, bien que son visage fût dissimulé sous une épaisse voilette, et sa tête coiffée d’un chapeau cloche, on s’apercevait qu’elle avait les cheveux blancs. Elle était descendue d’une automobile somptueuse, une grande limousine qui était demeurée arrêtée à quelque distance du bric-à-brac.

À brûle-pourpoint, sans se perdre en salutations préalables, elle s’adressa à la mère Toulouche :

— Le tableau que vous avez acheté cet après-midi, il faut me le vendre.

— Ah sapristi, cria-t-elle, c’est pas de chance, mais je viens précisément de l’adjuger à un amateur.

— Voyons, ne perdons pas de temps, je suis pressée, je vous en donne dix louis.

— C’est que, articula la mère Toulouche, fort embarrassée et ennuyée, c’est que je l’ai déjà vendu.

La cliente ne l’entendait pas. Incapable de tenir en place, elle venait de rebrousser chemin, avait entrebâillé la porte de la boutique et regardait dans la rue d’un air anxieux, semblait-il. Elle revint, lut l’hésitation de la vieille sur son visage, et crut que si la mère Toulouche ne se décidait pas, c’était parce que l’offre ne lui paraissait pas assez avantageuse :

— Quinze louis, offrit-elle.

Et la mère Toulouche se taisant toujours, la mystérieuse cliente, tirant de son réticule un billet de cinq cents francs, le glissa dans les mains de la vieille mégère en disant :

— Finissons-en.

Puis, elle alla elle-même ouvrir la porte de la boutique, ordonnant à la mère Toulouche :

— Portez-moi ce tableau, vite, dans l’automobile que vous voyez là.

— Ma foi, murmurait la mère Toulouche, après tout, je crois qu’il serait préférable encore de laisser prendre le tableau par cette dame plutôt que par Juve. D’ailleurs, je pourrai toujours mieux le retrouver si le patron me le réclame.

La mère Toulouche souleva, non sans difficulté et précaution, le tableau, qui semblait la préoccuper terriblement. À plusieurs reprises, elle murmurait :

— Pourvu que l’autre n’arrive pas maintenant, ça serait le comble.

La dame, cependant, suivait la vieille d’un air agité, nerveux, et elle murmurait presque à haute voix :

— Il le voulait à toute force, je l’ai su. Je le sais. J’en suis sûre. Le meilleur moyen pour l’attirer à moi, c’était, en effet, de l’acheter et de l’emporter. Mais comment lui faire savoir que j’en suis désormais la propriétaire, et où se trouve le tableau ?