— Tu le vois bien, dit-il, reconnais avec moi que ce Pêcheur à la ligneest une œuvre grossière, faite hâtivement, à peine vernie, et qu’en aucun cas, on ne saurait l’attribuer au maître Rembrandt sans insulter gravement à la mémoire de cet admirable artiste.
— D’accord, grogna Fandor.
Juve le prenait par la main encore, l’obligeait à contourner le chevalet et lui faisait observer désormais l’envers du tableau.
— Vois-tu cette toile, dit-il, remarque combien elle est noircie, vieillie, usée. C’est une toile qui ne date pas d’hier, et remonte assurément aux temps les plus lointains, c’est assurément la toile authentique sur laquelle l’illustre maître a peint son Pêcheur à la ligne, je veux dire le véritable.
— Vous vous foutez de moi, Juve, ça n’est pas possible, où voyez-vous ça ?
— Tu es un sot, Fandor, et, à la manière des ignorants, tu te fâches et tu deviens grossier, simplement parce que tu ne comprends pas. Regarde donc, aveugle, et comprends, imbécile ! Si d’un côté se trouve la toile authentique, de l’autre, la mauvaise copie, c’est qu’entre cette mauvaise copie et le dos de cette toile authentique se trouve le véritable tableau…
— Le véritable tableau, hurla Fandor, il serait donc sous la copie ?
— Enfin ! cria Juve. Enfin, t’y voilà ! Ce n’était pourtant pas sorcier à deviner, mais tu y as mis le temps. Parbleu, oui, mon petit Fandor, la copie grossière et maladroite de Sunds a été peinte sur l’original lui-même. Voilà toute la vérité. Le tableau n’a pas été retrouvé, parce qu’on a cherché partout ailleurs que dans son cadre, qu’il n’a jamais quitté.
— Ça, reconnut Fandor, c’est génial ! C’est digne de Fantômas !
Juve, brusquement, s’écarta de Fandor et alla prendre dans un placard une grande blouse blanche qu’il passa par-dessus ses vêtements, puis il gagna son cabinet de toilette et revint avec tout un attirail mystérieux qu’il apporta sur un plateau.
Il y avait là une cuvette, une bouteille d’alcool, une sorte de mixture délayée dans un bol, et deux gros pinceaux. Il y avait aussi un petit grattoir en écaille.
Fandor s’étonna :
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda-t-il.
— Tenter une expérience, dit Juve.
— Qu’allez-vous faire ? demanda encore Fandor inquiet en voyant Juve prendre le tableau et l’étaler à plat sur une table.
— Je vais, dit le policier, nettoyer ou pour mieux dire, m’efforcer de faire disparaître les couches de peinture apposées sur cette toile par cet animal d’Érick Sunds. De deux choses l’une : ou nous verrons apparaître la toile elle-même, et alors je me serai fourré dedans, je ne serai qu’un imbécile, ou alors nous découvrirons sous la couleur fraîche, la peinture ancienne, le tableau véritable, et dans ce cas, je demande un petit bravo pour moi.
Juve ne dit plus un mot, et Fandor le regarda faire.
— Vous avez donc été de la partie autrefois ? demanda-t-il en voyant le policier manier avec dextérité les divers ingrédients dont il allait se servir.
— Pas tout à fait, déclara celui-ci, mais j’ai suivi jadis des procès intentés à des peintres truqueurs de Montparnasse qui fabriquaient de fausses œuvres du XVIII e siècle. Il est en outre connu de tout le monde qu’à maintes reprises, on a superposé des peintures sur des tableaux existants. Est-ce là le cas, comme je le suppose ? Nous n’allons pas tarder à le savoir.
Désormais, dans un coin du tableau, sur une surface d’un centimètre carré environ, Juve, avec une brosse dure mettait ce qu’il appelait « son décapant ».
— C’est un composé, dit-il à Fandor, de potasse, d’essence et d’eau, cela nous sert à désagréger la peinture fraîche. Celle-ci est bien plus facile à délayer que la peinture ancienne, nous en aurons donc raison avant d’avoir attaqué l’œuvre de Rembrandt si, comme je l’espère, celle-ci existe en dessous.
Tout en parlant, Juve procédait fort habilement.
Son décapant avait fait rouler la peinture fraîche et désormais, Juve, prenant mille précautions pour ne pas appuyer trop fort, frottait légèrement la toile avec son petit grattoir.
— Ah, s’écriait-il, je crois que nous sommes bons !
Il se rejeta en arrière, son visage était illuminé de joie.
Juve alla prendre sur son bureau une grosse loupe et examina désormais longuement le petit coin de la toile qu’il venait de gratter.
— Victoire, cria-t-il enfin, ça y est, le voilà ! Je retrouve l’original de Rembrandt sous la copie d’Érick Sunds.
Et il passa la loupe au journaliste qui, vivement intéressé, regarda à son tour. Pas de doute.
Le verre grossissant permettait nettement de reconnaître la différence existant entre les deux couches de peinture. La première était brillante, vive, peu consistante aussi semblait-il. Quant à la seconde, elle présentait nettement cette teinte noircie que donne la patine du temps, on la sentait aussi plus résistante, plus robuste, plus desséchée.
Il y avait surtout, enfin, cette finesse de touche, cette puissance, qui caractérisait la qualité du maître.
Le raisonnement de Juve recevait sa consécration et sa logique n’était point prise en défaut, tout au contraire. C’était bien sous la grossière copie d’Érick Sunds que se dissimulait l’œuvre authentique du véritable Pêcheur à la lignede Rembrandt.
— Bravo, Juve ! s’écria Fandor qui chaleureusement alla serrer les mains de son ami.
Mais, à ce moment, la porte du cabinet de travail de Juve s’entrouvrit et Jean, le vieux domestique, apparut :
— C’est M. Paquerett, dit-il, qui veut vous parler.
— Ah, c’est vrai, s’écria Fandor, j’avais oublié de vous prévenir de sa visite qu’il m’avait annoncée. Je lui avais conseillé, cette nuit, de venir vous raconter l’affaire du mécanicien et du tableau volé.
— Qu’il entre donc, s’écria Juve, il arrive à point.
M. Paquerett en entrant dans la pièce, s’arrêta pétrifié sur le seuil.
Ce n’était pas de voir Juve revêtu d’une grande blouse blanche qui l’étonnait, car il savait que Juve avait l’habitude de perpétuels déguisements, mais ce qui ahurissait ce bon commissaire c’était de trouver chez l’inspecteur de la Sûreté ce fameux tableau dont tout Paris avait parlé quelques jours auparavant, et aux aventures duquel il avait été mêlé lui-même la nuit précédente.
— Ah par exemple, Juve, s’écria-t-il, c’est vous qui avez entre les mains…
Il s’arrêta, s’approcha du tableau puis, achevant sa pensée, il affirma :
— La copie du Rembrandt.
— Non, déclara Juve, avec un sourire railleur, ce n’est pas la copie, c’est l’original, ou pour mieux dire, si vous voulez, j’ai fait coup double, puisque je possède l’un et l’autre.
Le commissaire ouvrit des yeux perplexes, ce qui sembla amuser Juve infiniment.
Mais Fandor eut pitié de ce pauvre M. Paquerett et, en deux mots, lui expliqua l’extraordinaire découverte de Juve et l’habileté dont il avait fait preuve pour découvrir l’original sous la copie.
Juve, à son tour, s’excusa auprès du commissaire de la mauvaise nuit qu’il lui avait fait passer.
— Car, conclut-il, l’homme qui a momentanément dérobé l’automobile et définitivement volé le tableau, n’est autre que moi.
Et le policier conclut, affectant une attitude honteuse :
— J’ai avoué, monsieur le Commissaire, vous pouvez si vous le voulez, procéder à mon arrestation.
Mais M. Paquerett partit d’un gros éclat de rire :
— Ah, décidément, Juve, fit-il, vous serez toujours le plus extraordinaire bonhomme que j’aurai connu !
Puis il se leva.
— Je vous quitte, fit-il. Il importe que je rédige au plus tôt mon rapport sur cette affaire étonnante. Je tiens à ce que vous en preniez connaissance avant que je le fasse parvenir à la préfecture. Si vous ne sortez pas tout de suite, attendez mon secrétaire qui viendra vous le remettre.
***
Deux heures s’étaient écoulées et Juve et Fandor, joyeux, s’installaient dans la salle à manger du policier, lorsque le téléphone retentit.