HECTOR. – Je suis ton aîné, et le futur maître.
PÂRIS. – Alors commande dans le futur. Pour le présent, j’obéis à notre père.
HECTOR. – Je n’en demande pas davantage! Tu es d’accord pour que nous nous en remettions au jugement de Priam?
PÂRIS. – Parfaitement d’accord.
HECTOR. – Tu le jures? Nous le jurons?
CASSANDRE. – Méfie-toi, Hector! Priam est fou d’Hélène. Il livrerait plutôt ses filles.
HECTOR. – Que racontes-tu là?
PÂRIS. – Pour une fois qu’elle dit le présent au lieu de l’avenir, c’est la vérité.
CASSANDRE. – Et tous nos frères, et tous nos oncles, et tous nos arrière-grands-oncles!… Hélène a une garde d’honneur, qui assemble tous nos vieillards. Regarde. C’est l’heure de sa promenade… Vois aux créneaux toutes ces têtes à barbe blanche… On dirait les cigognes caquetant sur les remparts.
HECTOR. – Beau spectacle. Les barbes sont blanches et les visages rouges.
CASSANDRE. – Oui. C’est la congestion. Ils devraient être à la porte du Scamandre, par où entrent nos troupes et la victoire. Non, ils sont aux portes Scées, par où sort Hélène.
HECTOR. – Les voilà qui se penchent tout d’un coup, comme les cigognes quand passe un rat.
CASSANDRE. – C’est Hélène qui passe…
PÂRIS. – Ah oui?
CASSANDRE. – Elle est sur la seconde terrasse. Elle rajuste sa sandale, debout, prenant bien soin de croiser haut les jambes.
HECTOR. – Incroyable. Tous les vieillards de Troie sont là à la regarder d’en haut.
CASSANDRE. – Non. Les plus malins regardent d’en bas.
CRIS AU-DEHORS. – Vive la Beauté!
HECTOR. – Que crient-ils?
PÂRIS. – Ils crient: «Vive la Beauté!»
CASSANDRE. – Je suis de leur avis. Qu’ils meurent vite.
CRIS AU-DEHORS. – Vive Vénus!
HECTOR. – Et maintenant?
CASSANDRE. – Vive Vénus… Ils ne crient que des phrases sans r, à cause de leur manque de dents… Vive la Beauté… Vive Vénus… Vive Hélène… Ils croient proférer des cris. Ils poussent simplement le mâchonnement à sa plus haute puissance.
HECTOR. – Que vient faire Vénus là-dedans?
CASSANDRE. – Ils ont imaginé que c’était Vénus qui nous donnait Hélène… Pour récompenser Pâris de lui avoir décerné la pomme à première vue.
HECTOR. – Tu as fait aussi un beau coup ce jour-là!
PÂRIS. – Ce que tu es frère aîné!
SCÈNE CINQUIÈME
LES MÊMES, DEUX VIEILLARDS
PREMIER VIEILLARD. – D’en bas, nous la voyions mieux…
SECOND VIEILLARD. – Nous l’avons même bien vue!
PREMIER VIEILLARD. – Mais d’ici elle nous entend mieux. Allez! Une, deux, trois!
TOUS DEUX. – Vive Hélène!
DEUXIÈME VIEILLARD. – C’est un peu fatigant, à notre âge, d’avoir à descendre et à remonter constamment par des escaliers impossibles, selon que nous voulons la voir ou l’acclamer.
PREMIER VIEILLARD. – Veux-tu que nous alternions. Un jour nous l’acclamerons? Un jour nous la regarderons?
DEUXIÈME VIEILLARD. – Tu es fou, un jour sans bien voir Hélène!… Songe à ce que nous avons vu d’elle aujourd’hui! Une, deux, trois!
TOUS DEUX. – Vive Hélène!
PREMIER VIEILLARD. – Et maintenant en bas!…
Ils disparaissent en courant.
CASSANDRE. – Et tu les vois, Hector. Je me demande comment vont résister tous ces poumons besogneux.
HECTOR. – Notre père ne peut être ainsi.
PÂRIS. – Dis-moi, Hector, avant de nous expliquer devant lui tu pourrais peut-être jeter un coup d’œil sur Hélène.
HECTOR. – Je me moque d’Hélène… Oh! Père, salut!
Priam est entré, escorté d’Hécube, d’Andromaque, du poète Demokos et d’un autre vieillard. Hécube tient à la main la petite Polyxène.
SCÈNE SIXIÈME
HÉCUBE, ANDROMAQUE, CASSANDRE, HECTOR, PÂRIS, DEMOKOS, LA PETITE POLYXÈNE, LE GÉOMÈTRE
PRIAM. – Tu dis?
HECTOR. – Je dis, père, que nous devons nous précipiter pour fermer les portes de la guerre, les verrouiller, les cadenasser. Il ne faut pas qu’un moucheron puisse passer entre les deux battants!
PRIAM. – Ta phrase m’a paru moins longue.
DEMOKOS. – Il disait qu’il se moquait d’Hélène.
PRIAM. – Penche-toi… (Hector obéit.) Tu la vois?
HÉCUBE. – Mais oui, il la voit. Je me demande qui ne la verrait pas et qui ne l’a pas vue. Elle fait le chemin de ronde.
DEMOKOS. – C’est la ronde de la beauté.
PRIAM. – Tu la vois?
HECTOR. – Oui… Et après?
DEMOKOS. – Priam te demande ce que tu vois!
HECTOR. – Je vois une femme qui rajuste sa sandale.
CASSANDRE. – Elle met un certain temps à rajuster sa sandale.
PÂRIS. – Je l’ai emportée nue et sans garde-robe. Ce sont des sandales à toi. Elles sont un peu grandes.
CASSANDRE. – Tout est grand pour les petites femmes.
HECTOR. – Je vois deux fesses charmantes.
HÉCUBE. – Il voit tout ce que vous tous voyez.
PRIAM. – Mon pauvre enfant!
HECTOR. – Quoi?
DEMOKOS. – Priam te dit: pauvre enfant!
PRIAM. – Oui, je ne savais pas que la jeunesse de Troie en était là.
HECTOR. – Où en est-elle?
PRIAM. – À l’ignorance de la beauté.
DEMOKOS. – Et par conséquent de l’amour. Au réalisme, quoi! Nous autres poètes appelons cela le réalisme.
HECTOR. – Et la vieillesse de Troie en est à la beauté et à l’amour?
HÉCUBE. – C’est dans l’ordre. Ce ne sont pas ceux qui font l’amour ou ceux qui sont la beauté qui ont à les comprendre.
HECTOR. – C’est très courant, la beauté, père. Je ne fais pas allusion à Hélène, mais elle court les rues.
PRIAM. – Hector, ne sois pas de mauvaise foi. Il t’est bien arrivé dans la vie, à l’aspect d’une femme, de ressentir qu’elle n’était pas seulement elle-même, mais que tout un flux d’idées et de sentiments avait coulé en sa chair et en prenait l’éclat?
DEMOKOS. – Ainsi le rubis personnifie le sang.
HECTOR. – Pas pour ceux qui ont vu du sang. Je sors d’en prendre.
DEMOKOS. – Un symbole, quoi! Tout guerrier que tu es, tu as bien entendu parler des symboles! Tu as bien rencontré des femmes qui, d’aussi loin que tu les apercevais, te semblaient personnifier l’intelligence, l’harmonie, la douceur?
HECTOR. – J’en ai vu.
DEMOKOS. – Que faisais-tu alors?
HECTOR. – Je m’approchais et c’était fini… Que personnifie celle-là?
DEMOKOS. – On te le répète, la beauté.
HÉCUBE. – Allez, rendez-la vite aux Grecs, si vous voulez qu’elle vous la personnifie pour longtemps. C’est une blonde.