HECTOR. – Je te confie Hélène, Cassandre. J’enverrai mes ordres.
SCÈNE DIXIÈME
HÉLÈNE, CASSANDRE
CASSANDRE. – Moi je ne vois rien, coloré ou terne. Mais chaque être pèse sur moi par son approche même. À l’angoisse de mes veines, je sens son destin.
HÉLÈNE. – Moi, dans mes scènes colorées, je vois quelquefois un détail plus étincelant encore que les autres. Je ne l’ai pas dit à Hector. Mais le cou de son fils est illuminé, la place du cou où bat l’artère…
CASSANDRE. – Moi, je suis comme un aveugle qui va à tâtons. Mais c’est au milieu de la vérité que je suis aveugle. Eux tous voient, et ils voient le mensonge. Je tâte la vérité.
HÉLÈNE. – Notre avantage, c’est que nos visions se confondent avec nos souvenirs, l’avenir avec le passé! On devient moins sensible… C’est vrai que vous êtes sorcière, que vous pouvez évoquer la paix?
CASSANDRE. – La paix? Très facile. Elle écoute en mendiante derrière chaque porte… La voilà.
La paix apparaît.
HÉLÈNE. – Comme elle est jolie!
LA PAIX. – Au secours, Hélène, aide-moi!
HÉLÈNE. – Mais comme elle est pâle.
LA PAIX. – Je suis pâle? Comment, pâle! Tu ne vois pas cet or dans mes cheveux?
HÉLÈNE. – Tiens, de l’or gris? C’est une nouveauté…
LA PAIX. – De l’or gris! Mon or est gris?
La paix disparaît.
HÉLÈNE. – Elle a disparu?
CASSANDRE. – Je pense qu’elle se met un peu de rouge.
La paix reparaît, outrageusement fardée.
LA PAIX. – Et comme cela?
HÉLÈNE. – Je la vois de moins en moins.
LA PAIX. – Et comme cela?
CASSANDRE. – Hélène ne te voit pas davantage.
LA PAIX. – Tu me vois, toi, puisque tu me parles!
CASSANDRE. – C’est ma spécialité de parler à l’invisible.
LA PAIX. – Que se passe-t-il donc? pourquoi les hommes dans la ville et sur la plage poussent-ils ces cris?
CASSANDRE. – Il paraît que leurs dieux entrent dans le jeu et aussi leur honneur.
LA PAIX. – Leurs dieux! Leur honneur!
CASSANDRE. – Oui… Tu es malade!
Le rideau tombe.
ACTE DEUXIÈME
Square clos de palais. À chaque angle, échappée sur la mer. Au centre un monument, les portes de la guerre. Elles sont grandes ouvertes.
SCÈNE PREMIÈRE
HÉLÈNE, LE JEUNE TROÏLUS
HÉLÈNE. – Hé, là-bas! Oui, c’est toi que j’appelle!… Approche!
TROÏLUS. – Non.
HÉLÈNE. – Comment t’appelles-tu?
TROÏLUS. – Troïlus.
HÉLÈNE. – Viens ici!
TROÏLUS. – Non.
HÉLÈNE. – Viens ici, Troïlus!… (Troïlus approche.) Ah! te voilà! Tu obéis quand on t’appelle par ton nom: tu es encore très lévrier. C’est d’ailleurs gentil. Tu sais que tu m’obliges pour la première fois à crier, en parlant à un homme? Ils sont toujours tellement collés à moi que je n’ai qu’à bouger les lèvres. J’ai crié à des mouettes, à des biches, à l’écho, jamais à un homme. Tu me paieras cela… Qu’as-tu? Tu trembles?
TROÏLUS. – Je ne tremble pas.
HÉLÈNE. – Tu trembles, Troïlus.
TROÏLUS. – Oui, je tremble.
HÉLÈNE. – Pourquoi es-tu toujours derrière moi? Quand je vais dos au soleil et que je m’arrête, la tête de ton ombre butte toujours contre mes pieds. C’est tout juste si elle ne les dépasse pas. Dis-moi ce que tu veux…
TROÏLUS. – Je ne veux rien.
HÉLÈNE. – Dis-moi ce que tu veux, Troïlus!
TROÏLUS. – Tout! Je veux tout!
HÉLÈNE. – Tu veux tout. La lune?
TROÏLUS. – Tout! Plus que tout!
HÉLÈNE. – Tu parles déjà comme un vrai homme: tu veux m’embrasser, quoi!
TROÏLUS. – Non!
HÉLÈNE. – Tu veux m’embrasser, n’est-ce pas, mon petit Troïlus?
TROÏLUS. – Je me tuerais aussitôt après!
HÉLÈNE. – Approche… Quel âge as-tu?
TROÏLUS. – Quinze ans… Hélas!
HÉLÈNE. – Bravo pour «hélas!»… Tu as déjà embrassé des jeunes filles?
TROÏLUS. – Je les hais.
HÉLÈNE. – Tu en as déjà embrassé?
TROÏLUS. – On les embrasse toutes. Je donnerais ma vie pour n’en avoir embrassé aucune.
HÉLÈNE. – Tu me sembles disposer d’un nombre considérable d’existences. Pourquoi ne m’as-tu pas dit franchement: «Hélène, je veux vous embrasser!…» Je ne vois aucun mal à ce que tu m’embrasses… Embrasse-moi.
TROÏLUS. – Jamais.
HÉLÈNE. – À la fin du jour, quand je m’assieds aux créneaux pour voir le couchant sur les îles, tu serais arrivé doucement, tu aurais tourné ma tête vers toi doucement avec tes mains – de dorée, elle serait devenue sombre, tu l’aurais moins bien vue évidemment – et tu m’aurais embrassée, j’aurais été très contente… «Tiens, me serais-je dit, le petit Troïlus m’embrasse!…» Embrasse-moi.
TROÏLUS. – Jamais.
HÉLÈNE. – Je vois. Tu me haïrais si tu m’avais embrassée?
TROÏLUS. – Ah! Les hommes ont bien de la chance d’arriver à dire ce qu’ils veulent bien dire!
HÉLÈNE. – Toi, tu le dis assez bien.
SCÈNE DEUXIÈME
HÉLÈNE, PÂRIS, LE JEUNE TROÏLUS
PÂRIS. – Méfie-toi Hélène. Troïlus est un dangereux personnage.
HÉLÈNE. – Au contraire. Il veut m’embrasser.
PÂRIS. – Troïlus, tu sais que si tu embrasses Hélène, je te tue!
HÉLÈNE. – Cela lui est égal de mourir, même plusieurs fois.
PÂRIS. – Qu’est-ce qu’il a? Il prend son élan?… Il va bondir sur toi?… Il est trop gentil! Embrasse Hélène, Troïlus. Je te le permets.
HÉLÈNE. – Si tu l’y décides, tu es plus malin que moi.
Troïlus qui allait se précipiter sur Hélène s’écarte aussitôt.