PÂRIS. – Et tu as même déjà une idée pour ton chant?
DEMOKOS. – Une idée merveilleuse, que tu comprendras mieux que personne… Elle doit être lasse qu’on l’affuble de cheveux de Méduse, de lèvres de Gorgone: j’ai l’idée de comparer son visage au visage d’Hélène. Elle sera ravie de cette ressemblance.
LA PETITE POLYXÈNE. – À quoi ressemble-t-elle, la guerre, maman?
HÉCUBE. – À ta tante Hélène.
LA PETITE POLYXÈNE. – Elle est bien jolie.
DEMOKOS. – Donc, la discussion est close. Entendu pour le chant de guerre. Pourquoi t’agiter, Géomètre?
LE GÉOMÈTRE. – Parce qu’il y a plus pressé que le chant de guerre, beaucoup plus pressé!
DEMOKOS. – Tu veux dire les médailles, les fausses nouvelles?
LE GÉOMÈTRE. – Je veux dire les épithètes.
HÉCUBE. – Les épithètes?
LE GÉOMÈTRE. – Avant de se lancer leurs javelots, les guerriers grecs se lancent des épithètes… Cousin de crapaud! se crient-ils, Fils de bœuf!… Ils s’insultent, quoi! Et ils ont raison. Ils savent que le corps est plus vulnérable quand l’amour-propre est à vif. Des guerriers connus pour leur sang-froid le perdent illico quand on les traite de verrues ou de corps thyroïdes. Nous autres Troyens manquons terriblement d’épithètes.
DEMOKOS. – Le Géomètre a raison. Nous sommes vraiment les seuls à ne pas insulter nos adversaires avant de les tuer.
PÂRIS. – Tu ne crois pas suffisant que les civils s’insultent, Géomètre?
LE GÉOMÈTRE. – Les armées doivent partager les haines des civils. Tu les connais: sur ce point, elles sont décevantes. Quand on les laisse à elles-mêmes, elles passent leur temps à s’estimer. Leurs lignes déployées deviennent bientôt les seules lignes de vraie fraternité dans le monde, et du fond du champ de bataille, où règne une considération mutuelle, la haine est refoulée sur les écoles, les salons et le petit commerce. Si nos soldats ne sont pas au moins à égalité dans le combat d’épithètes, ils perdront tout goût à l’insulte, à la calomnie, et par suite immanquablement à la guerre.
DEMOKOS. – Adopté! Nous leur organiserons un concours dès ce soir.
PÂRIS. – Je les crois assez grands pour les trouver eux-mêmes.
DEMOKOS. – Quelle erreur! Tu les trouverais de toi-même, tes épithètes, toi qui passes pour habile?
PÂRIS. – J’en suis persuadé.
DEMOKOS. – Tu te fais des illusions. Mets-toi en face d’Abnéos, et commence.
PÂRIS. – Pourquoi d’Abnéos?
DEMOKOS. – Parce qu’il prête aux épithètes, ventru et bancal comme il est.
ABNÉOS. – Dis donc, moule à tarte!
PÂRIS. – Non. Abnéos ne m’inspire pas. Mais en face de toi, si tu veux.
DEMOKOS. – De moi? Parfait! Tu vas voir ce que c’est, l’épithète improvisée! Compte dix pas… J’y suis… Commence…
HÉCUBE. – Regarde le bien. Tu seras inspiré.
PÂRIS. – Vieux parasite! Poète aux pieds sales!
DEMOKOS. – Une seconde… Si tu faisais précéder les épithètes du nom, pour éviter les méprises…
PÂRIS. – En effet, tu as raison… Demokos! Œil de veau! Arbre à pellicules!
DEMOKOS. – C’est grammaticalement correct, mais bien naïf. En quoi le fait d’être appelé arbre à pellicules peut-il me faire monter l’écume aux lèvres et me pousser à tuer! Arbre à pellicules est complètement inopérant.
HÉCUBE. – Il t’appelle aussi Œil de veau.
DEMOKOS. – Œil de veau est un peu mieux… Mais tu vois comme tu patauges, Pâris? Cherche donc ce qui peut m’atteindre. Quels sont mes défauts, à ton avis?
PÂRIS. – Tu es lâche, ton haleine est fétide, et tu n’as aucun talent.
DEMOKOS. – Tu veux une gifle?
PÂRIS. – Ce que j’en dis, c’est pour te faire plaisir.
LA PETITE POLYXÈNE. – Pourquoi gronde-t-on l’oncle Demokos, maman?
HÉCUBE. – Parce que c’est un serin, chérie!
DEMOKOS. – Vous dites, Hécube?
HÉCUBE. – Je dis que tu es un serin, Demokos. Je dis que si les serins avaient la bêtise, la prétention, la laideur et la puanteur des vautours, tu serais un serin.
DEMOKOS. – Tiens, Pâris! Ta mère est plus forte que toi. Prends modèle. Une heure d’exercice par jour et par soldat, et Hécube nous donne la supériorité en épithètes. Et pour le chant de la guerre, je ne sais pas non plus s’il n’y aurait pas avantage à le lui confier…
HÉCUBE. – Si tu veux. Mais je ne dirais pas qu’elle ressemble à Hélène.
DEMOKOS. – Elle ressemble à quoi, d’après toi?
HÉCUBE. – Je te le dirai quand la porte sera fermée.
SCÈNE CINQUIÈME
LES MÊMES, PRIAM, HECTOR, puis ANDROMAQUE, puis HÉLÈNE.
Pendant la fermeture des portes, Andromaque prend à part la petite Polyxène, et lui confie une commission ou un secret.
HECTOR. – Elle va l’être.
DEMOKOS. – Un moment, Hector!
HECTOR. – La cérémonie n’est pas prête?
HÉCUBE. – Si. Les gonds nagent dans l’huile d’olive.
HECTOR. – Alors?
PRIAM. – Ce que nos amis veulent dire, Hector, c’est que la guerre aussi est prête. Réfléchis bien. Ils n’ont pas tort. Si tu fermes cette porte, il va peut-être falloir la rouvrir dans une minute.
HÉCUBE. – Une minute de paix, c’est bon à prendre.
HECTOR. – Mon père, tu dois pourtant savoir ce que signifie la paix pour des hommes qui depuis des mois se battent. C’est toucher enfin le fond pour ceux qui se noient ou s’enlisent. Laisse-nous prendre pied sur le moindre carré de paix, effleurer la paix une minute, fût-ce de l’orteil!
PRIAM. – Hector, songe que jeter aujourd’hui la paix dans la ville est aussi coupable que d’y jeter un poison. Tu vas y détendre le cuir et le fer. Tu vas frapper avec le mot paix la monnaie courante des souvenirs, des affections, des espoirs. Les soldats vont se précipiter pour acheter le pain de paix, boire le vin de paix, étreindre la femme de paix, et dans une heure tu les remettras face à la guerre.
HECTOR. – La guerre n’aura pas lieu!
On entend des clameurs du côté du port.