ANDROMAQUE. – Ne l’écoute pas!… Quelque catastrophe!
HECTOR. – Parle!
CASSANDRE. – Ta femme porte un enfant.
SCÈNE TROISIÈME
ANDROMAQUE, HECTOR
Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle. Court silence.
HECTOR. – Ce sera un fils, une fille?
ANDROMAQUE. – Qu’as-tu voulu créer en l’appelant?
HECTOR. – Mille garçons… Mille filles…
ANDROMAQUE. – Pourquoi? Tu croyais étreindre mille femmes?… Tu vas être déçu. Ce sera un fils, un seul fils.
HECTOR. – Il y a toutes les chances pour qu’il en soit un… Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles.
ANDROMAQUE. – Et avant les guerres?
HECTOR. – Laissons les guerres, et laissons la guerre… Elle vient de finir. Elle t’a pris un père, un frère, mais ramené un mari.
ANDROMAQUE. – Elle est trop bonne. Elle se rattrapera.
HECTOR. – Calme-toi. Nous ne lui laisserons plus l’occasion. Tout à l’heure, en te quittant, je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre. Elles ne s’ouvriront plus.
ANDROMAQUE. – Ferme-les. Mais elles s’ouvriront.
HECTOR. – Tu peux même nous dire le jour!
ANDROMAQUE. – Le jour où les blés seront dorés et pesants, la vigne surchargée, les demeures pleines de couples.
HECTOR. – Et la paix à son comble, sans doute?
ANDROMAQUE. – Oui. Et mon fils robuste et éclatant.
Hector l’embrasse.
HECTOR. – Ton fils peut être lâche. C’est une sauvegarde.
ANDROMAQUE. – Il ne sera pas lâche. Mais je lui aurai coupé l’index de la main droite.
HECTOR. – Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index… Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront unijambistes… Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons…
ANDROMAQUE. – Je le tuerai plutôt.
HECTOR. – Voilà la vraie solution maternelle des guerres.
ANDROMAQUE. – Ne ris pas. Je peux encore le tuer avant sa naissance.
HECTOR. – Tu ne veux pas le voir une minute, juste une minute? Après, tu réfléchiras… Voir ton fils?
ANDROMAQUE. – Le tien seul m’intéresse. C’est parce qu’il est de toi, c’est parce qu’il est toi que j’ai peur. Tu ne peux t’imaginer combien il te ressemble. Dans ce néant où il est encore, il a déjà apporté tout ce que tu as mis dans notre vie courante. Il y a tes tendresses, tes silences. Si tu aimes la guerre, il l’aimera… Aimes-tu la guerre?
HECTOR. – Pourquoi cette question?
ANDROMAQUE. – Avoue que certains jours tu l’aimes.
HECTOR. – Si l’on aime ce qui vous délivre de l’espoir, du bonheur, des êtres les plus chers…
ANDROMAQUE. – Tu ne crois pas si bien dire… On l’aime.
HECTOR. – Si l’on se laisse séduire par cette petite délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat…
ANDROMAQUE. – Ah? Tu te sens un dieu, à l’instant du combat?
HECTOR. – Très souvent moins qu’un homme… Mais parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le corps, les armes ont un autre poids, sont d’un autre alliage. On est invulnérable. Une tendresse vous envahit, vous submerge, la variété de tendresse des batailles: on est tendre parce qu’on est impitoyable; ce doit être en effet la tendresse des dieux. On avance vers l’ennemi lentement, presque distraitement, mais tendrement. Et l’on évite aussi d’écraser le scarabée. Et l’on chasse le moustique sans l’abattre. Jamais l’homme n’a plus respecté la vie sur son passage…
ANDROMAQUE. – Puis l’adversaire arrive?…
HECTOR. – Puis l’adversaire arrive, écumant, terrible. On a pitié de lui, on voit en lui, derrière sa bave et ses yeux blancs, toute l’impuissance et tout le dévouement du pauvre fonctionnaire humain qu’il est, du pauvre mari et gendre, du pauvre cousin germain, du pauvre amateur de raki et d’olives qu’il est. On a de l’amour pour lui. On aime sa verrue sur sa joue, sa taie dans son œil. On l’aime… Mais il insiste… Alors on le tue.
ANDROMAQUE. – Et l’on se penche en dieu sur ce pauvre corps; mais on n’est pas dieu, on ne rend pas la vie.
HECTOR. – On ne se penche pas. D’autres vous attendent. D’autres avec leur écume et leurs regards de haine. D’autres pleins de famille, d’olives, de paix.
ANDROMAQUE. – Alors on les tue?
HECTOR. – On les tue. C’est la guerre.
ANDROMAQUE. – Tous, on les tue?
HECTOR. – Cette fois nous les avons tués tous. À dessein. Parce que leur peuple était vraiment la race de la guerre, parce que c’est par lui que la guerre subsistait et se propageait en Asie. Un seul a échappé.
ANDROMAQUE. – Dans mille ans, tous les hommes seront les fils de celui-là. Sauvetage inutile d’ailleurs… Mon fils aimera la guerre, car tu l’aimes.
HECTOR. – Je crois plutôt que je la hais… Puisque je ne l’aime plus.
ANDROMAQUE. – Comment arrive-t-on à ne plus aimer ce que l’on adorait? Raconte. Cela m’intéresse.
HECTOR. – Tu sais, quand on a découvert qu’un ami est menteur? De lui tout sonne faux, alors, même ses vérités… Cela semble étrange à dire, mais la guerre m’avait promis la bonté, la générosité, le mépris des bassesses. Je croyais lui devoir mon ardeur et mon goût à vivre, et toi-même… Et jusqu’à cette dernière campagne, pas un ennemi que je n’aie aimé…
ANDROMAQUE. – Tu viens de le dire: on ne tue bien que ce qu’on aime.
HECTOR. – Et tu ne peux savoir comme la gamme de la guerre était accordée pour me faire croire à sa noblesse. Le galop nocturne des chevaux, le bruit de vaisselle à la fois et de soie que fait le régiment d’hoplites se frottant contre votre tente, le cri du faucon au-dessus de la compagnie étendue et aux aguets, tout avait sonné jusque-là si juste, si merveilleusement juste…
ANDROMAQUE. – Et la guerre a sonné faux, cette fois?