ULYSSE. – Comprenez-moi, Hector!… Mon aide vous est acquise. Ne m’en veuillez pas d’interpréter le sort. J’ai voulu seulement lire dans ces grandes lignes que sont, sur l’univers, les voies des caravanes, les chemins des navires, le tracé des grues volantes et des races. Donnez-moi votre main. Elle aussi a ses lignes. Mais ne cherchons pas si leur leçon est la même. Admettons que les trois petites rides au fond de la main d’Hector disent le contraire de ce qu’assurent les fleuves, les vols et les sillages. Je suis curieux de nature, et je n’ai pas peur. Je veux bien aller contre le sort. J’accepte Hélène. Je la rendrai à Ménélas. Je possède beaucoup plus d’éloquence qu’il n’en faut pour faire croire un mari à la vertu de sa femme. J’amènerai même Hélène à y croire elle-même. Et je pars à l’instant, pour éviter toute surprise. Une fois au navire, peut-être risquons-nous de déjouer la guerre.
HECTOR. – Est-ce là la ruse d’Ulysse, ou sa grandeur?
ULYSSE. – Je ruse en ce moment contre le destin, non contre vous. C’est mon premier essai et j’y ai plus de mérite. Je suis sincère, Hector… Si je voulais la guerre, je ne vous demanderais pas Hélène, mais une rançon qui vous est plus chère… Je pars… Mais je ne peux me défendre de l’impression qu’il est bien long, le chemin qui va de cette place à mon navire.
HECTOR. – Ma garde vous escorte.
ULYSSE. – Il est long comme le parcours officiel des rois en visite quand l’attentat menace… Où se cachent les conjurés? Heureux nous sommes, si ce n’est pas dans le ciel même… Et le chemin d’ici à ce coin du palais est long… Et long mon premier pas… Comment va-t-il se faire, mon premier pas… entre tous ces périls… Vais-je glisser et me tuer?… Une corniche va-t-elle s’effondrer sur moi de cet angle? Tout est maçonnerie neuve ici, et j’attends la pierre croulante… Du courage… Allons-y.
Il fait un premier pas.
HECTOR. – Merci, Ulysse.
ULYSSE. – Le premier pas va… Il en reste combien?
HECTOR. – Quatre cent soixante.
ULYSSE. – Au second! Vous savez ce qui me décide à partir, Hector…
HECTOR. – Je le sais. La noblesse.
ULYSSE. – Pas précisément… Andromaque a le même battement de cils que Pénélope.
SCÈNE QUATORZIÈME
ANDROMAQUE, CASSANDRE, HECTOR, ABNÉOS, puis OIAX, puis DEMOKOS
HECTOR. – Tu étais là, Andromaque?
ANDROMAQUE. – Soutiens-moi. Je n’en puis plus!
HECTOR. – Tu nous écoutais?
ANDROMAQUE. – Oui. Je suis brisée.
HECTOR. – Tu vois qu’il ne faut pas désespérer…
ANDROMAQUE. – De nous peut-être. Du monde, oui… Cet homme est effroyable. La misère du monde est sur moi.
HECTOR. – Une minute encore, et Ulysse est à son bord… Il marche vite. D’ici l’on suit son cortège. Le voilà déjà en face des fontaines. Que fais-tu?
ANDROMAQUE. – Je n’ai plus la force d’entendre. Je me bouche les oreilles. Je n’enlèverai pas les mains avant que notre sort soit fixé…
HECTOR. – Cherche Hélène, Cassandre!
Oiax entre sur la scène, de plus en plus ivre. Il voit Andromaque de dos.
CASSANDRE. – Ulysse vous attend au port, Oiax. On vous y conduit Hélène.
OIAX. – Hélène! Je me moque d’Hélène! C’est celle-là que je veux tenir dans mes bras.
CASSANDRE. – Partez, Oiax. C’est la femme d’Hector.
OIAX. – La femme d’Hector! Bravo! J’ai toujours préféré les femmes de mes amis, de mes vrais amis!
CASSANDRE. – Ulysse est déjà à mi-chemin… Partez.
OIAX. – Ne te fâche pas. Elle se bouche les oreilles. Je peux donc tout lui dire, puisqu’elle n’entendra pas. Si je la touchais, si je l’embrassais, évidemment! Mais des paroles qu’on n’entend pas, rien de moins grave.
CASSANDRE. – Rien de plus grave. Allez, Oiax!
OIAX, pendant que Cassandre essaie par la force de l’éloigner d’Andromaque et qu’Hector lève peu à peu son javelot.. – Tu crois? Alors autant la toucher. Autant l’embrasser. Mais chastement!… Toujours chastement, les femmes des vrais amis! Qu’est-ce qu’elle a de plus chaste ta femme, Hector, le cou? Voilà pour le cou… L’oreille aussi m’a un gentil petit air tout à fait chaste! Voilà pour l’oreille… Je vais te dire, moi, ce que j’ai toujours trouvé de plus chaste chez la femme… Laisse-moi!…Laisse-moi! Elle n’entend pas les baisers non plus… Ce que tu es forte!… Je viens… Je viens… Adieu. (Il sort.)
Hector baisse imperceptiblement son javelot. À ce moment Demokos fait irruption.
DEMOKOS. – Quelle est cette lâcheté? Tu rends Hélène? Troyens, aux armes! On nous trahit… Rassemblez-vous… Et votre chant de guerre est prêt! Ecoutez votre chant de guerre!
HECTOR. – Voilà pour ton chant de guerre!
DEMOKOS tombant . – Il m’a tué!
HECTOR. – La guerre n’aura pas lieu, Andromaque!
Il essaie de détacher les mains d’Andromaque qui résiste, les yeux fixés sur Demokos. Le rideau qui avait commencé à tomber se lève peu à peu.
ABNEOS. – On a tué Demokos! Qui a tué Demokos?
DEMOKOS. – Qui m’a tué?… Oiax!… Oiax!… Tuez-le!
ABNEOS. – Tuez Oiax!
HECTOR. – Il ment. C’est moi qui l’ai frappé.
DEMOKOS. – Non. C’est Oiax…
ABNEOS. – Oiax a tué Demokos… Rattrapez-le!… Châtiez-le!
HECTOR. – C’est moi, Demokos, avoue-le! Avoue-le, ou je t’achève!
DEMOKOS. – Non, mon cher Hector, mon bien cher Hector. C’est Oiax! Tuez Oiax!
CASSANDRE. – Il meurt, comme il a vécu, en coassant.
ABNEOS. – Voilà… Ils tiennent Oiax… Voilà. Ils l’ont tué!
HECTOR, détachant les mains d’Andromaque.. – Elle aura lieu.
Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. Elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus.
CASSANDRE. – Le poète troyen est mort… la parole est au poète grec.
Le rideau tombe définitivement.
(1935)