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SCÈNE SIXIÈME

HÉCUBE, ANDROMAQUE, CASSANDRE, HECTOR, PÂRIS, DEMOKOS, LA PETITE POLYXÈNE, LE GÉOMÈTRE

PRIAM. – Tu dis?

HECTOR. – Je dis, père, que nous devons nous précipiter pour fermer les portes de la guerre, les verrouiller, les cadenasser. Il ne faut pas qu’un moucheron puisse passer entre les deux battants!

PRIAM. – Ta phrase m’a paru moins longue.

DEMOKOS. – Il disait qu’il se moquait d’Hélène.

PRIAM. – Penche-toi… (Hector obéit.) Tu la vois?

HÉCUBE. – Mais oui, il la voit. Je me demande qui ne la verrait pas et qui ne l’a pas vue. Elle fait le chemin de ronde.

DEMOKOS. – C’est la ronde de la beauté.

PRIAM. – Tu la vois?

HECTOR. – Oui… Et après?

DEMOKOS. – Priam te demande ce que tu vois!

HECTOR. – Je vois une femme qui rajuste sa sandale.

CASSANDRE. – Elle met un certain temps à rajuster sa sandale.

PÂRIS. – Je l’ai emportée nue et sans garde-robe. Ce sont des sandales à toi. Elles sont un peu grandes.

CASSANDRE. – Tout est grand pour les petites femmes.

HECTOR. – Je vois deux fesses charmantes.

HÉCUBE. – Il voit tout ce que vous tous voyez.

PRIAM. – Mon pauvre enfant!

HECTOR. – Quoi?

DEMOKOS. – Priam te dit: pauvre enfant!

PRIAM. – Oui, je ne savais pas que la jeunesse de Troie en était là.

HECTOR. – Où en est-elle?

PRIAM. – À l’ignorance de la beauté.

DEMOKOS. – Et par conséquent de l’amour. Au réalisme, quoi! Nous autres poètes appelons cela le réalisme.

HECTOR. – Et la vieillesse de Troie en est à la beauté et à l’amour?

HÉCUBE. – C’est dans l’ordre. Ce ne sont pas ceux qui font l’amour ou ceux qui sont la beauté qui ont à les comprendre.

HECTOR. – C’est très courant, la beauté, père. Je ne fais pas allusion à Hélène, mais elle court les rues.

PRIAM. – Hector, ne sois pas de mauvaise foi. Il t’est bien arrivé dans la vie, à l’aspect d’une femme, de ressentir qu’elle n’était pas seulement elle-même, mais que tout un flux d’idées et de sentiments avait coulé en sa chair et en prenait l’éclat?

DEMOKOS. – Ainsi le rubis personnifie le sang.

HECTOR. – Pas pour ceux qui ont vu du sang. Je sors d’en prendre.

DEMOKOS. – Un symbole, quoi! Tout guerrier que tu es, tu as bien entendu parler des symboles! Tu as bien rencontré des femmes qui, d’aussi loin que tu les apercevais, te semblaient personnifier l’intelligence, l’harmonie, la douceur?

HECTOR. – J’en ai vu.

DEMOKOS. – Que faisais-tu alors?

HECTOR. – Je m’approchais et c’était fini… Que personnifie celle-là?

DEMOKOS. – On te le répète, la beauté.

HÉCUBE. – Allez, rendez-la vite aux Grecs, si vous voulez qu’elle vous la personnifie pour longtemps. C’est une blonde.

DEMOKOS. – Impossible de parler avec ces femmes!

HÉCUBE. – Alors ne parlez pas des femmes! Vous n’êtes guère galants, en tout cas, ni patriotes. Chaque peuple remise son symbole dans sa femme, qu’elle soit camuse ou lippue. Il n’y a que vous pour aller le loger ailleurs.

HECTOR. – Père, mes camarades et moi rentrons harassés. Nous avons pacifié notre continent pour toujours. Nous entendons désormais vivre heureux, nous entendons que nos femmes puissent nous aimer sans angoisse et avoir leurs enfants.

DEMOKOS. – Sages principes, mais jamais la guerre n’a empêché d’accoucher.

HECTOR. – Dis-moi pourquoi nous trouvons la ville transformée, du seul fait d’Hélène! Dis-moi ce qu’elle nous a apporté, qui vaille une brouille avec les Grecs!

LE GÉOMÈTRE. – Tout le monde te le dira! Moi je peux te le dire!

HÉCUBE. – Voilà le Géomètre!

LE GÉOMÈTRE. – Oui, voilà le Géomètre! Et ne crois pas que les géomètres n’aient pas à s’occuper des femmes! Ils sont les arpenteurs aussi de votre apparence. Je ne te dirai pas ce qu’ils souffrent, les géomètres, d’une épaisseur de peau en trop à vos cuisses ou d’un bourrelet à votre cou… Eh bien, les géomètres jusqu’à ce jour n’étaient pas satisfaits de cette contrée qui entoure Troie. La ligne d’attache de la plaine aux collines leur semblait molle, la ligne des collines aux montagnes du fil de fer. Or, depuis qu’Hélène est ici, le paysage a pris son sens et sa fermeté. Et, chose particulièrement sensible aux vrais géomètres, il n’y a plus à l’espace et au volume qu’une commune mesure qui est Hélène. C’est la mort de tous ces instruments inventés par les hommes pour rapetisser l’univers. Il n’y a plus de mètres, de grammes, de lieues. Il n’y a plus que le pas d’Hélène, la portée du regard ou de la voix d’Hélène, et l’air de son passage est la mesure des vents. Elle est notre baromètre, notre anémomètre! Voilà ce qu’ils te disent, les géomètres.

HÉCUBE. – Il pleure, l’idiot.

PRIAM. – Mon cher fils, regarde seulement cette foule, et tu comprendras ce qu’est Hélène. Elle est une espèce d’absolution. Elle prouve à tous ces vieillards que tu vois là au guet et qui ont mis des cheveux blancs au fronton de la ville, à celui-là qui a volé, à celui-là qui trafiquait des femmes, à celui-là qui manqua sa vie, qu’ils avaient au fond d’eux-mêmes une revendication secrète, qui était la beauté. Si la beauté avait été près d’eux, aussi près qu’Hélène l’est aujourd’hui, ils n’auraient pas dévalisé leurs amis, ni vendu leurs filles, ni bu leur héritage. Hélène est leur pardon, et leur revanche, et leur avenir.

HECTOR. – L’avenir des vieillards me laisse indifférent.

DEMOKOS. – Hector, je suis poète et juge en poète. Suppose que notre vocabulaire ne soit pas quelquefois touché par la beauté! Suppose que le mot délice n’existe pas!

HECTOR. – Nous nous en passerions. Je m’en passe déjà. Je ne prononce le mot délice qu’absolument forcé.

DEMOKOS. – Oui, et tu te passerais du mot volupté, sans doute?

HECTOR. – Si c’était au prix de la guerre qu’il fallût acheter le mot volupté, je m’en passerais.

DEMOKOS. – C’est au prix de la guerre que tu as trouvé le plus beau, le mot courage.

HECTOR. – C’était bien payé.

HÉCUBE. – Le mot lâcheté a dû être trouvé par la même occasion.