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PRIAM. – Mon fils, pourquoi te forces-tu à ne pas nous comprendre?

HECTOR. – Je vous comprends fort bien. À l’aide d’un quiproquo, en prétendant nous faire battre pour la beauté, vous voulez nous faire battre pour une femme.

PRIAM. – Et tu ne ferais la guerre pour aucune femme?

HECTOR. – Certainement non!

HÉCUBE. – Et il aurait rudement raison.

CASSANDRE. – S’il n’y en avait qu’une peut-être. Mais ce chiffre est largement dépassé.

DEMOKOS. – Tu ne ferais pas la guerre pour reprendre Andromaque?

HECTOR. – Andromaque et moi avons déjà convenu de moyens secrets pour échapper à toute prison et nous rejoindre.

DEMOKOS. – Pour vous rejoindre, si tout espoir est perdu?

ANDROMAQUE. – Pour cela aussi.

HÉCUBE. – Tu as bien fait de les démasquer, Hector. Ils veulent faire la guerre pour une femme, c’est la façon d’aimer des impuissants.

DEMOKOS. – C’est vous donner beaucoup de prix?

HÉCUBE. – Ah oui! par exemple!

DEMOKOS. – Permets-moi de ne pas être de ton avis. Le sexe à qui je dois ma mère, je le respecterai jusqu’en ses représentantes les moins dignes.

HÉCUBE. – Nous le savons. Tu l’y as déjà respecté…

Les servantes accourues au bruit de la dispute éclatent de rire.

PRIAM. – Hécube! Mes filles! Que signifie cette révolte de gynécée? Le conseil se demande s’il ne mettra pas la ville en jeu pour l’une d’entre vous; et vous en êtes humiliées?

ANDROMAQUE. – Il n’est qu’une humiliation pour la femme, l’injustice.

DEMOKOS. – C’est vraiment pénible de constater que les femmes sont les dernières à savoir ce qu’est la femme.

LA JEUNE SERVANTE qui repasse. – Oh! là! là!

HÉCUBE. – Elles le savent parfaitement. Je vais vous le dire, moi, ce qu’est la femme.

DEMOKOS. – Ne les laisse pas parler, Priam. On ne sait jamais ce qu’elles peuvent dire.

HÉCUBE. – Elles peuvent dire la vérité.

PRIAM. – Je n’ai qu’à penser à l’une de vous, mes chéries, pour savoir ce qu’est la femme.

DEMOKOS. – Primo. Elle est le principe de notre énergie. Tu le sais bien, Hector. Les guerriers qui n’ont pas un portrait de femme dans leur sac ne valent rien.

CASSANDRE. – De votre orgueil, oui.

HÉCUBE. – De vos vices.

ANDROMAQUE. – C’est un pauvre tas d’incertitude, un pauvre amas de crainte, qui déteste ce qui est lourd, qui adore ce qui est vulgaire et facile.

HECTOR. – Chère Andromaque!

HÉCUBE. – C’est très simple. Voilà cinquante ans que je suis femme et je n’ai jamais pu encore savoir au juste ce que j’étais.

DEMOKOS. – Secundo. Qu’elle le veuille ou non, elle est la seule prime du courage… Demandez au moindre soldat. Tuer un homme, c’est mériter une femme.

ANDROMAQUE. – Elle aime les lâches, les libertins. Si Hector était lâche ou libertin, je l’aimerais autant. Je l’aimerais peut-être davantage.

PRIAM. – Ne va pas trop loin, Andromaque. Tu prouverais le contraire de ce que tu veux prouver.

LA PETITE POLYXÈNE. – Elle est gourmande. Elle ment.

DEMOKOS. – Et de ce que représentent dans la vie humaine la fidélité, la pureté, nous n’en parlons pas, hein?

LA SERVANTE. – Oh! là! là!

DEMOKOS. – Que racontes-tu, toi?

LA SERVANTE. – Je dis: Oh! là! là! Je dis ce que je pense.

LA PETITE POLYXÈNE. – Elle casse ses jouets. Elle leur plonge la tête dans l’eau bouillante.

HÉCUBE. – À mesure que nous vieillissons, nous les femmes, nous voyons clairement ce qu’ont été les hommes, des hypocrites, des vantards, des boucs. À mesure que les hommes vieillissent, ils nous parent de toutes les perfections. Il n’est pas un souillon accolé dernière un mur qui ne se transforme dans vos souvenirs en créature d’amour.

PRIAM. – Tu m’as trompé, toi?

HÉCUBE. – Avec toi-même seulement, mais cent fois.

DEMOKOS. – Andromaque a trompé Hector?

HÉCUBE. – Laisse donc Andromaque tranquille. Elle n’a rien à voir dans les histoires de femme.

ANDROMAQUE. – Si Hector n’était pas mon mari, je le tromperais avec lui-même. S’il était un pêcheur pied bot, bancal, j’irais le poursuivre jusque dans sa cabane. Je m’étendrais dans les écailles d’huîtres et les algues. J’aurais de lui un fils adultère.

LA PETITE POLYXÈNE. – Elle s’amuse à ne pas dormir la nuit, tout en fermant les yeux.

HÉCUBE à Polyxène. – Oui, tu peux en parler, toi! C’est épouvantable! Que je t’y reprenne!

LA SERVANTE. – Il n’y a pire que l’homme. Mais celui-là!

DEMOKOS. – Et tant pis si la femme nous trompe! Tant pis si elle-même méprise sa dignité et sa valeur. Puisqu’elle n’est pas capable de maintenir en elle cette forme idéale qui la maintient rigide et écarte les rides de l’âme, c’est à nous de le faire…

LA SERVANTE. – Ah! le bel embauchoir!

PÂRIS. – Il n’y a qu’une chose qu’elles oublient de dire: Qu’elles ne sont pas jalouses.

PRIAM. – Chères filles, votre révolte même prouve que nous avons raison. Est-il une plus grande générosité que celle qui vous pousse à vous battre en ce moment pour la paix, la paix qui donnera des maris veules, inoccupés, fuyants, quand la guerre vous fera d’eux des hommes!…

DEMOKOS. – Des héros.

HÉCUBE. – Nous connaissons le vocabulaire. L’homme en temps de guerre s’appelle le héros. Il peut ne pas en être plus brave, et fuir à toutes jambes. Mais c’est du moins un héros qui détale.

ANDROMAQUE. – Mon père, je vous en supplie. Si vous avez cette amitié pour les femmes, écoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par ma voix. Laissez-nous nos maris comme ils sont. Pour qu’ils gardent leur agilité et leur courage, les dieux ont créé autour d’eux tant d’entraîneurs vivants ou non vivants! Quand ce ne serait que l’orage! Quand ce ne serait que les bêtes! Aussi longtemps qu’il y aura des loups, des éléphants, des onces, l’homme aura mieux que l’homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l’autre cible, que le cœur de l’ennemi emprisonné dans sa cuirasse. Chaque fois que j’ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l’ai remercié. Je savais qu’il mourait pour Hector. Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d’autres hommes?