PRIAM. – Je ne le veux pas, ma petite chérie. Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes? C’est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. S’ils avaient été paresseux aux armes, s’ils n’avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu’est la vie se justifie soudain et s’illumine par le mépris que les hommes ont d’elle, c’est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. Il n’y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c’est d’oublier qu’on est mortel.
ANDROMAQUE. – Oh! justement, Père, vous le savez bien! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête ou s’être agenouillé au moins une fois devant le danger. Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux?
PRIAM. – Ma fille, la première lâcheté est la première ride d’un peuple.
ANDROMAQUE. – Où est la pire lâcheté? Paraître lâche vis-à-vis des autres, et assurer la paix? Ou être lâche vis-à-vis de soi-même et provoquer la guerre?
DEMOKOS. – La lâcheté est de ne pas préférer à toute mort la mort pour son pays.
HÉCUBE. – J’attendais la poésie à ce tournant. Elle n’en manque pas une.
ANDROMAQUE. – On meurt toujours pour son pays! Quand on a vécu en lui digne, actif, sage, c’est pour lui aussi qu’on meurt. Les tués ne sont pas tranquilles sous la terre, Priam. Ils ne se fondent pas en elle pour le repos et l’aménagement éternel. Ils ne deviennent pas sa glèbe, sa chair. Quand on retrouve sans le sol une ossature humaine, il y a toujours une épée près d’elle. C’est un os de la terre, un os stérile. C’est un guerrier.
HÉCUBE. – Ou alors que les vieillards soient les seuls guerriers. Tout pays est le pays de la jeunesse. Il meurt quand la jeunesse meurt.
DEMOKOS. – Vous nous ennuyez avec votre jeunesse. Elle sera la vieillesse dans trente ans.
CASSANDRE. – Erreur.
HÉCUBE. – Erreur! Quand l’homme adulte touche à ses quarante ans, on lui substitue un vieillard. Lui disparaît. Il n’y a que des rapports d’apparence entre les deux. Rien de l’un ne continue en l’autre.
DEMOKOS. – Le souci de ma gloire a continué, Hécube.
HÉCUBE. – C’est vrai. Et les rhumatismes…
Nouveaux éclats de rire des servantes.
HECTOR. – Et tu écoutes cela sans mot dire, Pâris! Et il ne te vient pas à l’esprit de sacrifier une aventure pour nous sauver d’années de discorde et de massacre?
PÂRIS. – Que veux-tu que je te dise! Mon cas est international.
HECTOR. – Aimes-tu vraiment Hélène, Pâris?
CASSANDRE. – Ils sont le symbole de l’amour. Ils n’ont même plus à s’aimer.
PÂRIS. – J’adore Hélène.
CASSANDRE, au rempart. – La voilà, Hélène.
HECTOR – Si je la convaincs de s’embarquer, tu acceptes?
PÂRIS – J’accepte, oui.
HECTOR – Père, si Hélène consent à repartir pour la Grèce, vous la retiendrez de force?
PRIAM – Pourquoi mettre en question l’impossible?
HÉCUBE – Et pourquoi l’impossible? Si les femmes sont le quart de ce que vous prétendez, Hélène partira d’elle-même.
PÂRIS – Père, c’est moi qui vous en prie. Vous les voyez et les entendez. Cette tribu royale, dès qu’il est question d’Hélène, devient aussitôt un assemblage de belle-mère, de belles-sœurs, et de beau-père digne de la meilleure bourgeoisie. Je ne connais pas d’emploi plus humiliant dans une famille nombreuse que le rôle du fils séducteur. J’en ai assez de leurs insinuations. J’accepte le défi d’Hector.
DEMOKOS – Hélène n’est pas à toi seul, Pâris. Elle est à la ville. Elle est au pays.
LE GÉOMÈTRE – Elle est au paysage.
HÉCUBE – Tais-toi, géomètre.
CASSANDRE – Là voilà, Hélène…
HECTOR. – Père, je vous le demande. Laissez-moi ce recours. Écoutez… On nous appelle pour la cérémonie. Laissez-moi et je vous rejoins.
PRIAM. – Vraiment, tu acceptes, Pâris?
PÂRIS. – Je vous en conjure.
PRIAM. – Soit. Venez mes enfants. Allons préparer les portes de la guerre.
CASSANDRE. – Pauvres portes. Il faut plus d’huile pour les fermer que pour les ouvrir.
Priam et sa suite s’éloignent. Demokos est resté.
HECTOR. – Qu’attends-tu là?
DEMOKOS. – Mes transes.
HECTOR. – Tu dis?
DEMOKOS – Chaque fois qu’Hélène apparaît, l’inspiration me saisit. Je délire, j’écume et j’improvise. Ciel, la voilà!
Il déclame.
Belle Hélène, Hélène de Sparte,
À gorge douce, à noble chef.
Les dieux nous gardent que tu partes,
Vers ton Ménélas derechef!
HECTOR. – Tu as fini de terminer tes vers avec ces coups de marteau qui nous enfoncent le crâne.
DEMOKOS. – C’est une invention à moi. J’obtiens des effets bien plus surprenants encore. Écoute:
Viens sans peur au-devant d’Hector,
La gloire et l’effroi du Scamandre!
Tu as raison et lui as tort…
Car il est dur et tu es tendre…
HECTOR. – File!
DEMOKOS. – Qu’as-tu à me regarder ainsi? Tu as l’air de détester autant la poésie que la guerre.
HECTOR. – Va! Ce sont les deux sœurs!
Le poète disparaît.
CASSANDRE annonçant. – Hélène!
SCÈNE SEPTIÈME
HÉLÈNE, PÂRIS, HECTOR.
PÂRIS. – Hélène chérie, voici Hector. Il a des projets sur toi, des projets tout simples. Il veut te rendre aux Grecs et te prouver que tu ne m’aimes pas… Dis-moi que tu m’aimes, avant que je te laisse avec lui… Dis-le-moi comme tu le penses.
HÉLÈNE. – Je t’adore, chéri.
PÂRIS. – Dis-moi qu’elle était belle, la vague qui t’emporta de Grèce!