C’était un garçon d’environ vingt-cinq ans, pâle et maigre, avec des poils blonds sur les joues. Il avait les yeux très enfoncés dans les orbites, les lèvres sans couleur.
Mais ce qui frappait le plus, c’était sa tenue. Il n’était pas en loques comme un vagabond. Il n’avait pas l’allure insolente d’un rôdeur professionnel.
Non ! on trouvait en lui un mélange de timidité et de forfanterie. Il était à la fois humble et agressif. À la fois propre et sale, si l’on peut dire.
Des vêtements qui avaient été nets, bien entretenus et qui, depuis quelques jours, avaient traîné partout.
— Tes papiers !
Maigret n’avait pas besoin d’ajouter : « Police ! »
Le gars avait compris depuis longtemps. Il tirait de sa poche un livret militaire poisseux. Le commissaire lisait le nom à mi-voix :
— Victor Gaillard !
Il refermait tranquillement le livret et le rendait à son propriétaire. La vieille remontait, repoussait la trappe.
— Elle est bien fraîche ! dit-elle en ouvrant la canette.
Et elle se remettait à éplucher ses pommes de terre tandis que le dialogue des deux hommes commençait posément, sans émotion apparente.
— Dernière adresse ?
— Sanatorium municipal de Gien.
— Quand l’as-tu quitté ?
— Il y a un mois.
— Et depuis ?
— J’étais « sans un ». J’ai bricolé le long de la route. Pouvez m’arrêter pour vagabondage, mais il faudra bien qu’on me remette dans un sana. Je n’ai plus qu’un poumon…
Il ne disait pas cela sur un ton larmoyant, mais, au contraire, il semblait donner une référence.
— T’as reçu une lettre de Lenoir ?
— Quel Lenoir ?
— Fais pas l’idiot ! Il t’a dit que tu retrouverais l’homme à la guinguette à deux sous.
— J’en avais marre du sana !
— Et surtout envie de vivre à nouveau sur le dos du type du canal Saint-Martin !
La vieille écoutait sans comprendre, sans s’étonner. Cela se passait simplement, dans ce décor de bicoque pauvre où une poule venait picorer jusqu’au milieu de la pièce !
— Tu ne réponds pas ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Lenoir a parlé.
— Je ne connais pas Lenoir.
Maigret haussa les épaules, répéta en allumant lentement sa pipe :
— Fais pas l’idiot ! Tu sais bien que je t’aurai toujours au tournant.
— Je ne risque que le sana.
— Je sais… Ton poumon enlevé…
On voyait les canoës glisser sur la rivière.
— Lenoir ne t’a pas trompé. Le bonhomme va venir.
— Je ne dirai rien !
— Tant pis pour toi ! Si tu ne t’es pas décidé avant ce soir, je te fais fourrer en boîte pour vagabondage. Ensuite, on verra.
Maigret le regardait dans les yeux, lisait en lui aussi aisément que dans un livre tant il connaissait cette sorte d’hommes.
Une autre race que Lenoir ! Victor, lui, était de ceux qui, chez les mauvais garçons, se mettent à la remorque des autres ! Ceux à qui l’on fait faire le guet pendant un mauvais coup ! Ceux qui ont la plus petite part dans le partage !
Des êtres mous qui, une fois lancés dans une direction, sont incapables d’en changer. Il avait couru les rues et les bals musette, à seize ans. Avec Lenoir, il était tombé sur l’aubaine du canal Saint-Martin. Il avait pu vivre ainsi pendant un certain temps d’un chantage aussi régulier qu’une profession avouée.
Sans la tuberculose, on l’aurait sans doute retrouvé comme dernier comparse dans la bande de Lenoir. Mais sa santé l’avait conduit au sanatorium. Il avait dû y faire le désespoir des médecins et des infirmières. Chapardages, petits délits divers. Et Maigret devinait que, de punition en punition, on l’avait renvoyé d’un sanatorium à l’autre, d’un hôpital à une maison de repos, d’une maison de repos à un patronage de redressement moral !
Il ne s’effrayait pas. Il avait une bonne réponse à tout : son poumon ! Il en vivait, en attendant d’en mourir !
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
— Tu refuses de me désigner l’homme du canal ?
— Connais pas !
Il prononçait ces mots tandis que ses yeux pétillaient d’ironie. Et même il reprenait son saucisson, y mordait à pleines dents, mastiquait avec application.
— D’abord, Lenoir n’a rien dit ! grommela-t-il après réflexion. C’est pas au moment d’en finir qu’il aurait parlé…
Maigret ne s’énervait pas. Il tenait le bon bout. De toute façon, il avait maintenant un élément de plus pour arriver à la vérité.
— Encore une canette, grand-mère !
— Heureusement que j’ai pensé à en monter trois à la fois !
Elle regardait curieusement Victor en se demandant quel crime il avait pu commettre.
— Quand je pense que vous étiez bien soigné dans un sana et que vous en êtes parti ! Comme mon fils !… Ça aime mieux rôder que…
Dans le soleil qui baignait le paysage, Maigret suivait les évolutions des canots. L’heure de l’apéritif approchait. Un petit voilier, où avaient pris place la femme de James et deux amies, accostait le premier à la rive. Les trois femmes adressaient des signes à un canoë qui abordait à son tour.
Et d’autres suivaient. La vieille, qui s’en apercevait, soupirait :
— Et mon fils qui n’est pas rentré !… Je ne vais pas pouvoir les servir… Ma fille est partie au lait…
Elle n’en saisissait pas moins des verres qu’elle allait poser sur les tables de la terrasse, puis elle fouillait dans une poche cachée sous son large jupon, faisait sonnailler de la monnaie.
— Va leur falloir des gros sous pour la musique…
Maigret restait à sa place, à observer tour à tour les nouveaux arrivants et le vagabond tuberculeux qui continuait à manger avec indifférence. Il apercevait sans le vouloir la villa des Basso, avec son jardin fleuri, son plongeoir dans la rivière, les deux bateaux amarrés, l’escarpolette du gamin.
Il tressaillit soudain parce qu’il crut percevoir un coup de feu dans le lointain. Au bord de la Seine aussi, les gens avaient levé la tête. Mais on ne voyait rien. Il ne se passait rien. Dix minutes s’écoulaient. Les clients du Vieux-Garçon s’installaient autour des tables. La vieille sortait, les bras chargés de bouteilles d’apéritif.
Alors une silhouette sombre dévala la pente de gazon, dans l’enclos des Basso. Maigret reconnut un de ses inspecteurs qui, maladroitement, enlevait la chaîne d’un canot, ramait de toutes ses forces vers le large.
Il se leva, regarda Victor.
— Tu ne bouges pas d’ici, hein !
— Si ça vous fait plaisir.
On s’était interrompu, dehors, de commander à boire, pour regarder l’homme en noir qui ramait. Maigret marchait jusqu’aux roseaux du bord de l’eau, attendait avec impatience.
— Qu’est-ce que c’est ?
L’inspecteur était essoufflé.
— Montez vite… Je vous jure que ce n’est pas ma faute…
Il ramait à nouveau, avec Maigret à bord, vers la villa.
— Tout était tranquille… Le légumier venait de partir… Mme Basso se promenait dans le jardin avec le gamin… Je ne sais pas pourquoi, je trouvais qu’ils avaient une drôle de façon de se promener, comme des gens qui attendent quelque chose… Une auto arrive, une auto toute neuve… Elle s’arrête juste devant la grille… Un homme descend…
— Un peu chauve, mais encore jeune ?
— Oui !… Il entre… Il marche dans le jardin avec Mme Basso et le garçon… Vous connaissez mon poste d’observation… J’étais assez loin d’eux… Ils se serrent la main… La femme reconduit l’homme à la grille… Il monte sur son siège, pousse le démarreur… Et, avant que j’aie pu faire un mouvement, Mme Basso se précipite à l’intérieur avec son fils tandis que la voiture file à toute allure…