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James regarda enfin Maigret.

— Je vous le demande, hein, qu’est-ce que ça peut bien f… ?

Il rit ! Un rire de mépris !

— Et voilà des centaines de gens qui courent en tous sens comme les fourmis d’une fourmilière où on a mis le feu ! Et les Basso traqués… Et le plus beau : Mado qui se démène, qui ne se résigne pas à perdre son amant !… Patron !…

Le patron déposa ses cartes à regret.

— Qu’est-ce que je vous dois ?

— En somme, dit Maigret, Basso dispose maintenant de trois cent mille francs…

James se contenta de hausser les épaules avec l’air de dire à nouveau : « Qu’est-ce que cela peut bien f… ? »

Et soudain :

— Tenez ! je me souviens de la façon dont ça a commencé… C’était un dimanche… On dansait dans le jardin de la villa… Basso dansait avec Mme Feinstein et, à certain moment, quelqu’un les a bousculés et ils sont tombés par terre, dans les bras l’un de l’autre… Tout le monde a ri, même Feinstein…

James reprenait sa monnaie, hésitait à s’en aller, soupirait, résigné :

— Encore un verre, patron !

Il en avait bu six et il n’était pas ivre. Il devait seulement avoir la tête lourde. Il fronçait les sourcils, se passait la main sur le front.

— Vous, vous allez vous remettre en chasse…

Il semblait plaindre Maigret.

— Trois pauvres bougres : un homme, une femme et un gosse, que tout le monde harcèle parce qu’un beau jour l’homme a couché avec Mado…

Était-ce sa voix, sa silhouette, l’ambiance ? En tout cas, il se créait peu à peu une véritable obsession et Maigret avait toutes les peines du monde à voir à nouveau les événements sous un autre angle.

— À ta santé, va !… Il faut que je remonte, car ma femme serait bien capable de m’envoyer une balle de revolver aussi… C’est idiot ! Idiot !…

Il ouvrit la porte d’un geste las. Sur le trottoir mal éclairé, il regarda Maigret dans les yeux, articula :

— Drôle de métier !

— Le métier de policier ?

— Et aussi celui d’homme… Ma femme va fouiller mes poches, compter la monnaie pour savoir combien de verres j’ai bus… Au revoir… Taverne Royale, demain ?…

Et Maigret resta seul avec son malaise, qu’il mit longtemps à dissiper. C’était un décalage complet de toutes les idées, un renversement de toutes les valeurs. La rue en était déformée, et les gens qui passaient, et le tramway qui s’étirait comme un ver luisant.

Tout cela prenait les proportions de la fourmilière dont James avait parlé. Une fourmilière en effervescence parce qu’une fourmi était morte !

Le commissaire revoyait le corps du chemisier, là-bas, dans les hautes herbes, derrière la guinguette à deux sous ! Puis tous les gendarmes, sur toutes les routes, arrêtant toutes les autos ! La fourmilière en révolution !

— Bougre d’ivrogne ! grommela-t-il en pensant à James avec une rancune non dénuée d’affection.

Et il faisait un effort pour voir à nouveau les événements avec objectivité. Il en avait oublié ce qu’il était venu faire rue Championnet.

— Essayer de savoir où James était allé avec les trois cent mille francs…

Mais alors il évoquait les trois Basso, le père, la mère, le gosse, tapis quelque part et guettant les bruits du monde extérieur avec effroi.

— L’imbécile me fait chaque fois boire !

Il n’était pas ivre, mais il ne se sentait pas non plus dans son assiette et il se coucha de mauvaise humeur, avec la crainte de se réveiller le lendemain en proie à un solide mal de tête.

« Il faut bien que j’aie mon coin à moi ! » disait James en parlant de la Taverne Royale.

Il avait non seulement son coin à lui, mais son monde à lui, qu’il créait de toutes pièces, à coups de pernod ou de fine, et dans lequel il évoluait, impassible, indifférent aux choses réelles.

Un monde un peu flou, un grouillement de fourmilière, d’ombres inconsistantes où rien n’avait d’importance, où rien ne servait de rien, et où l’on marchait sans but, sans effort, sans joie, sans tristesse, dans un brouillard cotonneux.

Un monde où, sans en avoir l’air, James avec sa tête de clown et sa voix indifférente avait fait peu à peu pénétrer Maigret.

Au point que le commissaire rêva des trois Basso, le père, la mère et le fils, qui collaient leur tête au soupirail de la cave où ils étaient cachés en épiant avec effroi les allées et venues du dehors.

Quand il se leva, il ressentit plus que jamais l’absence de sa femme, qui était toujours en vacances, et dont le facteur apporta une carte postale.

Nous commençons les confitures d’abricots. Quand viendras-tu les manger ?

Il s’assit pesamment devant son bureau, fit crouler la pile de lettres qui l’attendait, cria « Entrez ! » au garçon de bureau qui frappait à la porte.

— Qu’est-ce que c’est, Jean ?

— Le brigadier Lucas a téléphoné pour vous demander de passer rue des Blancs-Manteaux…

— À quelle adresse ?

— Il n’a pas précisé. Il a dit rue des Blancs-Manteaux.

Maigret s’assura qu’il n’y avait rien d’urgent au courrier, gagna à pied le quartier juif dont la rue des Blancs-Manteaux est l’artère la plus commerçante, groupant la plupart des brocanteurs à l’ombre du Mont-de-Piété.

Il était huit heures trente du matin. Tout était calme. Au coin de la rue, Maigret aperçut Lucas qui faisait les cent pas, les deux mains dans les poches.

— Et notre homme ? s’inquiéta-t-il.

Car Lucas avait été chargé de suivre Victor Gaillard lorsque, la veille au soir, celui-ci avait été relâché.

D’un mouvement du menton, le brigadier désigna une silhouette debout devant une vitrine.

— Qu’est-ce qu’il fait là ?

— Je n’en sais rien. Hier, il a commencé par rôder autour des Halles. Il a fini par se coucher sur un banc, où il s’est endormi. À cinq heures du matin, un sergent de ville l’a fait circuler et il est venu ici presque immédiatement… Depuis lors, il tourne autour de cette maison, s’éloigne, revient, colle son visage à la vitrine avec l’intention évidente de m’intéresser à son manège…

Victor, qui avait aperçu Maigret, faisait quelques pas, les mains dans les poches, en sifflotant d’un air ironique. Puis il avisa un seuil sur lequel il s’assit en homme qui n’a rien de mieux à faire.

Sur la vitrine on lisait : Hans Goldberg, achats, ventes, occasions en tous genres.

Et, dans le clair-obscur, on apercevait un petit homme à barbiche qui semblait inquiet des mouvements anormaux du dehors.

— Attends-moi ! dit Maigret.

Il traversa la rue, entra dans la boutique, qui était encombrée de vieux vêtements, d’objets disparates d’où se dégageait une odeur écœurante.

— Vous désirez acheter quelque chose ? questionna le petit juif sans conviction.

Au fond de la boutique, il y avait une porte vitrée et, derrière, une pièce où une femme obèse était occupée à laver le visage d’un gamin de deux à trois ans. La cuvette était sur la table de la cuisine, à côté des tasses et du beurrier.

— Police ! dit Maigret.

— Je m’en doutais…

— Vous connaissez l’individu qui rôde devant chez vous depuis ce matin ?

— Le grand maigre qui tousse ?… Je ne l’ai jamais vu… Tout à l’heure, inquiet, j’ai appelé ma femme, mais elle ne le connaît pas non plus… Ce n’est pas un Israélite…

— Et celui-ci, le connaissez-vous ?

Maigret tendit une photographie de Marcel Basso, que l’autre examina avec attention.

— Ce n’est pas un israélite non plus ! dit-il.

— Et celui-ci ?

Cette fois, c’était un portrait de Feinstein.

— Oui !

— Vous le connaissez ?

— Non ! Mais il est de ma race…

— Vous ne l’avez jamais vu ?