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— Maintenant, autant le dire tout de suite.

Maigret observa la femme. Elle était un peu gênée de la phrase qui lui avait échappé.

— Je n’ai pas voulu…

— Non ! tu ne veux jamais rien… N’empêche que…

Le salon paraissait plus petit, plus intime. Mado haussait les épaules avec l’air de dire : « Et puis après ! tant pis pour toi…»

— Pardon ! intervint alors le commissaire, dont les yeux riaient, en s’adressant à James. Il y a longtemps que vous vous tutoyez ?… Il me semblait qu’à Morsang…

Et il avait peine à garder son sérieux, tant était grand le contraste entre le James qu’il connaissait et celui qu’il avait devant lui. Celui-ci avait l’air d’un écolier timide qu’on prend en faute.

Chez lui, dans le studio où sa femme crochetait, James gardait une certaine allure, renfrogné dans son isolement.

Ici, il était prêt à bafouiller.

— Bah ! Vous avez déjà compris, n’est-ce pas ?… J’ai été l’amant de Mado, moi aussi…

— Heureusement que ça n’a pas duré ! ricana-t-elle.

Et il fut troublé par cette riposte. Son regard chercha un secours en Maigret.

— C’est tout… Il y a assez longtemps… Ma femme ne se doute de rien.

— Avec ça qu’elle te dit tout ce qu’elle pense !

— … Comme je la connais, ce seraient des reproches pendant toute notre vie… Alors je suis venu demander à Mado, au cas où elle serait questionnée, de ne pas dire…

— Et elle a promis ?

— À condition que je lui donne l’adresse actuelle de Basso… Concevez-vous ça ?… Il est avec sa femme, son gosse… Sans doute a-t-il déjà franchi la frontière…

Le ton de cette dernière phrase fut moins ferme, prouvant que James mentait consciencieusement.

Maigret s’était assis dans un petit fauteuil qui craquait sous lui.

— Vous êtes restés amants longtemps ? questionna-t-il d’un air bonhomme.

— Trop ! lança Mme Feinstein.

— Pas longtemps… Quelques mois… soupira James.

— Et vous vous rencontriez dans un meublé comme celui de l’avenue Niel ?

— Non ! James avait loué une garçonnière du côté de Passy !

— Vous alliez déjà chaque dimanche à Morsang ?

— Oui…

— Et Basso aussi ?

— Oui… La bande est la même depuis sept ou huit ans, à quelques exceptions près…

— Et Basso savait que vous étiez amants ?

— Oui… Il n’était pas encore amoureux… Cela lui a pris il y a seulement un an…

Maigret, malgré lui, avait un air de jubilation intense. Il regardait le petit appartement autour de lui, avec tous ses bibelots inutiles et plus ou moins affreux. Il se souvenait du studio de James, plus prétentieux, plus moderne avec ses cloisons de contreplaqué paraissant faites pour des poupées.

Morsang enfin, le Vieux-Garçon, les canoës, les petits bateaux à voiles et les tournées générales, sur la terrasse ombragée, dans un décor d’une douceur irréelle.

Depuis sept ou huit ans, tous les dimanches, les mêmes gens prenaient l’apéritif à la même heure, jouaient au bridge l’après-midi, dansaient au son du phonographe.

Mais, au début, c’était James qui s’enfonçait dans le parc en compagnie de Mado. C’était lui sans doute que Feinstein regardait d’un air sarcastique, lui encore qui la retrouvait en semaine dans Paris.

Tout le monde le savait, fermait les yeux, aidait à l’occasion les amants.

Y compris Basso qui, un beau jour, tombait amoureux à son tour et prenait la suite !

Du coup, la situation, dans l’appartement, devenait beaucoup plus savoureuse, et l’attitude piteuse de James, et l’assurance de Mado !

C’est à celle-ci que Maigret s’adressa.

— Il y a combien de temps que vous n’êtes plus la maîtresse de James ?

— Attendez… Cinq… Non… À peu près six ans…

— Comment cela s’est-il terminé ?… Est-ce lui, est-ce vous qui…

James voulut parler, mais elle lui coupa la parole.

— Tous les deux… On s’est aperçus qu’on n’était pas faits l’un pour l’autre… Malgré ses airs, James a un caractère de petit-bourgeois maniaque, peut-être encore plus bourgeois que mon mari…

— Et vous êtes restés bons amis ?

— Pourquoi pas ?… Ce n’est pas parce qu’on ne s’aime plus qu’il faut…

— Une question, James ! À cette époque, vous est-il arrivé de prêter de l’argent à Feinstein ?

— Moi ?

Mais ce fut Mado qui répondit :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?… Prêter de l’argent à mon mari ?… Pourquoi ?…

— Rien… Une idée qui m’est passée par la tête, comme ça… Pourtant, Basso en a prêté…

— Ce n’est pas la même chose !… Basso est riche !… Mon mari avait des embarras momentanés… Il parlait de partir en Amérique avec moi. Alors, pour éviter des complications, Basso a…

— Je comprends ! Je comprends ! Mais, par exemple, votre mari aurait pu parler de partir en Amérique voilà six ans, quand…

— Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?

Elle était prête à s’indigner. Et, à l’idée d’une scène de vertu outragée, Maigret préféra faire dévier l’entretien.

— Excusez-moi… Je pense à haute voix… Croyez surtout que je ne veux rien insinuer du tout… James et vous étiez libres… C’est ce que me disait un ami de votre mari, Ulrich…

Les yeux mi-clos, il les observait tous les deux. Mme Feinstein regarda Maigret avec étonnement.

— Un ami de mon mari ?

— Ou une relation d’affaires…

— Plutôt cela, car je n’ai jamais entendu ce nom-là… Qu’est-ce qu’il vous disait ?…

— Rien… Nous parlions des hommes et des femmes en général…

Et James regardait le commissaire avec un certain étonnement, en homme qui flaire quelque chose, qui essaie de deviner où son interlocuteur veut en venir.

— N’empêche qu’il sait où est Marcel et qu’il refuse de me le dire ! reprit Mme Feinstein en se levant. Mais je le trouverai bien moi-même ! Et, d’ailleurs, je suis certaine qu’il va m’écrire pour me demander d’aller le rejoindre. Il ne peut pas vivre sans moi.

James risqua une œillade à l’adresse de Maigret, une œillade ironique, certes, mais surtout lugubre. On pouvait la traduire par : « Vous imaginez qu’il va lui écrire, pour qu’elle lui tombe à nouveau sur le dos !… Une femme comme elle !…»

Et elle l’interpellait :

— C’est ton dernier mot, James ? C’est là ta reconnaissance pour tout ce que j’ai fait pour toi ?…

— Vous avez fait beaucoup pour lui ? questionna Maigret.

— Mais… il a été mon premier amant !… Avant lui, je n’imaginais même pas que je pourrais tromper mon mari… Remarquez que, depuis lors, il a changé… Il ne buvait pas encore… Il se soignait… Il avait des cheveux…

Et l’aiguille de la balance continuait ainsi à osciller entre le tragique et le bouffon. Il fallait faire un effort pour se souvenir qu’Ulrich était mort, que quelqu’un l’avait porté jusqu’au canal Saint-Martin, que six ans plus tard, derrière le hangar de la guinguette à deux sous, Feinstein avait été tué d’une balle et que Basso, avec toute sa famille, était en fuite, traqué par la police.

— Est-ce que vous croyez qu’il a pu gagner la frontière, commissaire ?

— Je ne sais pas… Je…

— Au besoin vous… vous l’y aideriez, n’est-ce pas ?… Vous avez été reçu chez lui aussi… Vous avez pu l’apprécier…

— Il faut que j’aille à mon bureau ! L’heure est déjà passée ! dit James, en cherchant son chapeau sur toutes les chaises.

— Je sors en même temps que vous… se hâta de prononcer Maigret.

Car il ne voulait surtout pas rester en tête à tête avec Mme Feinstein.