— Vous avez une femme admirable ! dit-il.
— Oui… elle a compris… Peut-être parce qu’elle est mère !… Est-ce que je pourrais dire pourquoi, moi-même, je suis devenu l’amant de… de l’autre ?…
Un silence. Il poursuivit sur un ton de confidence :
— Au moment même, on n’y réfléchit pas… C’est un jeu… puis on n’a pas le courage de rompre… On craint les larmes, les menaces… Et voilà où l’on en arrive !…
Le décor se bornait aux arbres qui défilaient dans le halo des phares. Maigret bourra une pipe, passa sa blague à son compagnon.
— Merci… Je ne fume que la cigarette…
Cela faisait du bien de dire des choses banales, des petites phrases de tous les jours.
— Il y a pourtant une dizaine de pipes dans votre tiroir…
— Oui… Avant… J’étais même un amateur de pipes enragé… C’est ma femme qui m’a demandé…
La voix se cassa. Maigret devina les yeux embués de son compagnon. Il se hâta d’ajouter :
— Votre secrétaire, elle aussi, vous est très dévouée.
— C’est une bonne fille… Elle défend âprement mes intérêts… Elle doit être bouleversée, n’est-ce pas ?…
— Je dirais plutôt qu’elle semble avoir confiance… La preuve en est qu’elle m’a demandé quand vous rentreriez… En somme, tout le monde, autour de vous, vous aime.
Le silence retomba. On traversait Juvisy. À Orly, les projecteurs du terrain d’aviation balayaient le ciel.
— C’est vous qui avez donné à Feinstein l’adresse du père Ulrich ?
Mais Basso, méfiant, ne répondit pas.
— Feinstein a eu souvent recours à l’usurier de la rue des Blancs-Manteaux… Le nom est en toutes lettres dans ses livres, et les sommes… Lors du meurtre du brocanteur, Feinstein lui devait au moins trente mille francs…
Non ! Basso ne voulait pas répondre. Et son silence avait quelque chose d’obstiné, de volontaire.
— Quelle est la profession de votre beau-père ?
— Il est professeur dans un lycée de Nancy… Ma femme sort de Normale, elle aussi…
On eût dit que le drame s’approchait et s’éloignait selon les paroles prononcées. À certains moments, Basso parlait d’une voix presque naturelle, comme s’il eût oublié sa situation. Puis soudain c’était un silence lourd de choses inexprimées.
— Votre femme a raison… Pour l’affaire Feinstein, vous avez des chances d’être acquitté… Au maximum risquez-vous un an… Par exemple, pour l’affaire Ulrich…
Et, sans transition :
— Je vais vous laisser pour la nuit à la permanence de la Police judiciaire… Il sera temps, demain, de vous écrouer officiellement…
Maigret secoua sa pipe, baissa la glace pour dire au chauffeur :
— Quai des Orfèvres !… Vous entrerez dans la cour…
Cela se passa très simplement. Basso suivit le commissaire jusqu’à la porte de la cellule où le vagabond de la ginguette avait, lui aussi, été enfermé.
— Bonne nuit ! dit Maigret en regardant s’il ne manquait rien dans la pièce. Je vous verrai demain. Réfléchissez. Vous êtes sûr que vous n’avez rien à me dire ?…
L’autre était peut-être trop ému pour parler. Toujours est-il qu’il se contenta de secouer négativement la tête.
Confirme arrivée jeudi. Stop. Resterai quelques jours. Stop. Baisers.
C’est le mercredi matin que Maigret adressa ce télégramme à sa femme. Il était installé dans son bureau du quai des Orfèvres et il l’envoya porter à la poste par Jean.
Quelques instants plus tard, le juge d’instruction chargé de l’affaire Feinstein lui téléphonait.
— Ce soir, j’espère vous remettre le dossier complet de l’affaire ! affirma le commissaire.
— Oui ! le coupable aussi, bien entendu…
— Pas du tout ! Une affaire aussi banale que possible ! Oui ! À ce soir, monsieur le juge !
Il se leva, pénétra dans le bureau des inspecteurs, où il aperçut Lucas occupé à rédiger un rapport.
— Notre vagabond ?
— J’ai repassé la consigne à l’inspecteur Dubois… Rien d’intéressant à signaler… Victor a commencé par travailler à l’asile de l’Armée du Salut… Il avait l’air de prendre son rôle au sérieux… Comme il avait parlé de son poumon, les Salutistes étaient bien disposés à son égard et je crois qu’on le considérait comme une recrue sérieuse… Dans un mois, on l’aurait sans doute vu avec l’uniforme à col rouge…
— Et alors ?
— Une rigolade ! Hier au soir, un lieutenant de l’Armée du Salut est arrivé et a commandé je ne sais plus quoi à notre homme. Celui-ci a refusé d’obéir, s’est mis à crier que c’était une honte de faire travailler sans pitié un homme comme lui, atteint de toutes les maladies… Puis, comme on le priait de sortir, il en est venu aux mains… On a dû le mettre dehors de force… Il a passé la nuit sous le Pont-Marie… À cette heure, il traîne le long des quais… D’ailleurs, Dubois téléphonera bientôt pour vous mettre au courant.
— Comme je ne serai pas ici, tu lui diras d’amener l’homme et de l’enfermer dans la cellule où il y a déjà quelqu’un.
— Compris.
Et Maigret rentra chez lui, où, jusqu’à midi, il prépara ses bagages. Il déjeuna dans une brasserie des environs de la République, consulta l’indicateur des chemins de fer et s’assura qu’il avait un excellent train pour l’Alsace à dix heures quarante du soir.
Ces occupations paresseuses le menèrent tout doucement jusqu’à quatre heures de l’après-midi et, un peu plus tard, il prenait place à la terrasse de la Taverne Royale. Il était à peine assis que James arrivait à son tour, tendait la main, cherchait le garçon des yeux, questionnait :
— Pernod ?
— Ma foi…
— Deux pernods, garçon !
Et James croisa les jambes, soupira, regarda devant lui en homme qui n’a rien à dire ni à penser. Le temps était gris. Des coups de vent imprévus balayaient la chaussée et soulevaient des nuages de poussière.
— Il y aura encore un orage ! soupira James.
Et, sans transition :
— C’est vrai, ce que disent les journaux ? Vous avez arrêté Basso ?
— Hier après-midi, oui !
— À votre santé… C’est idiot…
— Qu’est-ce qui est idiot ?
— Ce qu’il a fait… Voilà un homme sérieux, qui a l’air solide, sûr de lui, et qui s’affole comme un gamin… Il aurait été mieux avisé de se rendre dès le début, de se défendre… Qu’est-ce qu’il risquait, au fond ?…
Maigret avait déjà entendu le même discours, des lèvres de Mme Basso, et il eut un sourire amusé.
— À votre santé !… Vous avez peut-être raison, mais peut-être aussi avez-vous tort…
— Que voulez-vous dire ? Le crime n’était pas prémédité, n’est-ce pas ? Au fond, cela ne peut même pas s’appeler un crime…
— Justement ! Si Basso n’a que la mort de Feinstein à se reprocher, c’est un impulsif et un faible qui a sottement perdu son sang-froid…
Et le commissaire, brusquement, si brusquement que James sursauta :
— Cela fait combien, garçon ?
— Six cinquante…
— Vous partez ?
— C’est-à-dire que je dois avoir une entrevue avec Basso.
— Ah !
— Au fait, cela vous ferait-il plaisir de le voir ?… Entendu ! je vous emmène.
Dans le taxi, ils n’échangèrent que des phrases banales.
— Mme Basso a bien supporté le coup ?
— C’est une femme très courageuse… Et très cultivée ! Je ne l’aurais pas cru en la voyant si simple… Et surtout en la voyant le dimanche, à Morsang, en tenue de marin…
Et Maigret questionna :
— Comment va votre femme ?
— Très bien… Comme toujours.