Cette obstination à tirer coûte que coûte profit du drame n’était même plus ignoble, mais pitoyable.
— Cinq mille !… cria-t-il de l’escalier.
Ils n’étaient plus que trois dans la cellule. Basso, des trois, était le plus accablé. Il hésita longtemps, se leva, se campa devant Maigret.
— Je vous jure, commissaire, que j’ai voulu donner les trente mille francs… Qu’est-ce que cela peut me faire ?… James n’a pas voulu…
Maigret les regarda l’un après l’autre avec un étonnement qui se teintait d’une sympathie grandissante.
— Vous étiez au courant, Basso ?
— Depuis longtemps… murmura celui-ci.
Et James de préciser :
— C’est lui qui m’a donné les sommes que les deux voyous m’extorquaient… Pour cela, je lui ai tout avoué…
— C’est malin ! s’énerva Basso. Il suffisait de trente mille francs pour…
— Mais non ! Mais non ! soupira James… Tu ne peux pas comprendre… Le commissaire non plus…
Il regarda autour de lui comme pour chercher quelque chose.
— Personne n’a une cigarette ?
Basso lui tendit son étui.
— Pas de pernod, bien entendu !… Cela ne fait rien… Il faut que je commence à m’habituer… N’empêche que cela aurait été plus facile…
Et il remuait les lèvres comme un buveur que tourmente le besoin de la boisson.
— Au fait, je n’ai pas grand-chose à dire… J’étais marié… Un petit mariage tranquille… Une petite vie quelconque… J’ai rencontré Mado… Et, bêtement, j’ai cru que c’était arrivé… Toute la littérature… Ma vie pour un baiser… Une vie courte mais bonne… Dégoût de la banalité…
Il avait une façon flegmatique de dire cela, qui donnait à sa confession quelque chose d’inhumain, de clownesque.
— Il y a un âge où tout cela prend ! Garçonnière ! Rendez-vous secrets ! Petits fours et porto ! Et ces choses-là coûtent cher. Et je gagnais mille francs par mois ! C’est toute l’histoire, une histoire bête à pleurer ! Je n’osais pas parler d’argent à Mado ! Je n’osais pas lui dire que je n’avais pas de quoi payer la garçonnière de Passy ! Et c’est le mari, par hasard, qui m’a donné le tuyau d’Ulrich…
— Vous lui avez emprunté beaucoup ? questionna Maigret.
— Pas même sept mille… Mais c’est beaucoup quand on gagne mille francs par mois… Un soir que ma femme était chez sa sœur, à Vendôme, Ulrich est venu, m’a menacé, si je ne payais pas tout au moins les intérêts, de s’adresser à mes patrons d’une part, de me faire saisir ensuite… Vous imaginez la catastrophe ?… Mon directeur et ma femme qui apprenaient tout en même temps ?
Et la voix restait calme, ironique.
— J’ai fait l’idiot… D’abord, je ne voulais qu’impressionner Ulrich en lui cassant la figure… Mais, quand il a eu le nez en sang, il a essayé de hurler… J’ai serré le cou… Pourtant, j’étais très calme… C’est une erreur de croire que, dans ces moments-là, on perd la tête… Au contraire ! Je crois que je n’ai jamais eu tant de lucidité… Je suis allé louer une voiture… Et je tenais le cadavre de telle sorte qu’on pût croire que c’était un camarade ivre… Vous savez le reste…
Il faillit tendre le bras vers la table pour y prendre un verre qui ne s’y trouvait pas.
— C’est tout… Après cela, on voit la vie autrement… Avec Mado, ça a encore traîné un mois… Ma femme a pris l’habitude de m’engueuler parce que je buvais… Et il me fallait donner de l’argent aux deux individus… J’ai tout dit à Basso… On prétend que cela fait du bien de se confier… Tout cela, c’est de la littérature… Ce qui fait du bien, c’est de recommencer sa vie au début, de redevenir un petit enfant dans son berceau…
C’était si cocasse et surtout si cocassement dit que Maigret ne put s’empêcher de sourire. Il s’aperçut que Basso souriait aussi.
— Seulement, n’est-ce pas ? ce serait encore plus idiot d’aller un beau jour au commissariat et de raconter qu’on a tué un bonhomme.
— Alors, on se crée son coin à soi !… dit Maigret.
— Puisqu’il faut vivre !…
C’était plus morne que tragique ! À cause, sans doute, de l’étrange personnalité de James ! Il mettait son point d’honneur à rester simple. Il avait la pudeur de la moindre émotion.
Si bien qu’en fin de compte c’était lui le plus calme et qu’il avait l’air de se demander pourquoi les deux autres avaient des mines bouleversées.
— Il faut que les hommes soient bêtes pour que Basso lui-même, un beau jour… Et avec Mado encore !… Pas avec une autre !… Et cela a mal tourné !… Si je l’avais pu, j’aurais dit que c’était moi qui avais tué Feinstein… On en était quittes une bonne fois… Mais je n’étais même pas sur les lieux !… Il a fait l’imbécile jusqu’au bout… Il s’est enfui… Je l’ai aidé de mon mieux…
Il y avait tout de même quelque chose dans la gorge de James et c’est pour cela qu’il garda le silence un bon moment, avant de reprendre de sa même voix monotone :
— Comme s’il n’aurait pas mieux fait de dire la vérité !… Tout à l’heure encore, il voulait donner les trente mille francs…
— C’était quand même plus simple ! grommela Basso. Maintenant, au contraire…
— Maintenant, j’en suis quitte une bonne fois ! acheva James. De tout ! De cette saloperie d’existence ! Du bureau, du café,… Il n’acheva pas. Mais il avait failli dire : « De ma femme » !
De sa femme avec qui il n’avait plus le moindre point commun. Du studio de la rue Championnet où il passait ses soirées en lisant sans conviction ce qui lui tombait sous la main ! De Morsang où il allait de groupe en groupe racoler des compagnons pour l’apéritif.
Il reprit :
— Je vais être tranquille !
Au bagne ! Ou en prison ! Il n’aurait plus besoin d’attendre quelque chose qui ne se produisait pas !
Tranquille dans son coin à lui, mangeant, buvant, dormant, à heure fixe, cassant des cailloux sur la route ou confectionnant des accessoires de cotillon !
— En somme, on me donnera bien vingt ans ?…
Basso le regarda. Il devait à peine voir son ami, car des larmes embuaient ses yeux, roulaient sur ses joues.
— Mais tais-toi donc ! cria-t-il, les doigts crispés.
— Pourquoi ?
Maigret se moucha, essaya machinalement d’allumer sa pipe, qui était vide.
Il avait l’impression de n’être jamais descendu aussi bas dans le noir du désespoir.
Même pas le noir ! Non ! Un désespoir gris et terne ! Un désespoir sans phrases, sans ricanements, sans contorsions.
Un désespoir au pernod, sans même accompagnement d’ivresse. James ne s’enivrait jamais !
Le commissaire comprenait maintenant le sens de l’attirance qui les réunissait le soir à la terrasse de la Taverne Royale.
Ils buvaient, côte à côte. Ils échangeaient des propos quelconques, mollement.
Et, au fond de lui-même, James espérait bien qu’à un certain moment son compagnon lui mettrait la main au collet ! Il guettait chez Maigret le soupçon naissant. Ce soupçon, il le nourrissait, le regardait grandir. Il attendait.
— Un pernod, vieux ?
Il le tutoyait. Il l’aimait comme un ami qui allait le délivrer de lui-même.
Et tandis que Maigret et Basso échangeaient un regard indéfinissable, on entendit James qui disait, en écrasant le bout de sa cigarette contre la table de bois blanc :
— Le malheur, c’est qu’on ne puisse pas partir tout de suite… Le procès… Les interrogatoires… Des gens qui pleurent ou s’apitoient…
Un inspecteur entrouvrit la porte.
— Le juge d’instruction est arrivé ! annonça-t-il.
Et Maigret resta indécis, ne sachant comment s’en aller. Il s’avança, tendit la main en soupirant.
— Dites donc ! Vous voulez bien me recommander à lui ? Simplement lui demander que ça aille vite ! J’avoue tout ce qu’on veut ! Mais qu’on m’envoie le plus tôt possible dans un coin…