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— Maigret, fonctionnaire…

Cela se fit correctement, avec des inclinations du buste, des « enchanté », des « tout le plaisir est pour moi »…

— Vous étiez avec nous hier au soir, n’est-ce pas ?… Une petite plaisanterie assez réussie… Vous faites le bridge, cet après-midi ?

Un jeune homme maigre s’était approché de M. Feinstein, l’entraînait à l’écart, lui disait quelques mots à voix basse. Ce manège n’avait pas échappé à Maigret qui vit le chemisier se renfrogner, manifester un sentiment qui ressemblait à de la peur, l’observer des pieds à la tête et reprendre enfin son attitude normale.

Le groupe se rapprochait de la terrasse, cherchait une table.

— Un petit pernod général ?… Tiens !… où est James ?…

M. Feinstein était nerveux, en dépit de l’effort qu’il faisait sur lui-même. Il ne s’occupait que de Maigret.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Cela m’est tout à fait égal…

— Vous…

Il n’acheva pas la phrase commencée et feignit de regarder ailleurs. Un peu plus tard, il murmura néanmoins :

— C’est drôle que le hasard vous ait conduit à Morsang…

— Oui, c’est bizarre… approuva le commissaire.

On servait à boire. Plusieurs personnes parlaient à la fois. Le pied de Mme Feinstein était posé sur celui de M. Basso et elle le fixait de ses yeux brillants.

— Une belle journée !… Dommage que les eaux soient trop claires pour la pêche…

L’air était écœurant à force d’être calme, et Maigret se souvint d’un rayon de soleil pénétrant, très haut, dans une cellule blanche.

Lenoir qui marchait, marchait, marchait comme pour oublier qu’il ne marcherait plus longtemps.

Et le regard de Maigret se posait tour à tour, lourdement, sur chaque visage, sur celui de M. Basso, sur celui du chemisier, de l’entrepreneur, de James qui arrivait, des jeunes gens et des femmes…

Il essayait d’imaginer tour à tour chacun de ces êtres, la nuit, le long du canal Saint-Martin, poussant un cadavre « comme un mannequin qu’on voudrait faire marcher »…

— À votre santé ! lui dit M. Feinstein avec un long sourire.

III

Les deux canots

Maigret avait déjeuné tout seul, à la terrasse du Vieux-Garçon. Mais, autour de lui, les tables étaient occupées par les habitués et la conversation était générale.

Il était fixé, maintenant, sur le milieu social auquel appartenaient ses voisins : des commerçants, de petits industriels, un ingénieur, deux médecins. Des gens ayant leur voiture, mais ne disposant que du dimanche pour s’ébattre à la campagne.

Tous avaient un canot, soit à moteur, soit à voiles. Tous étaient pêcheurs plus ou moins passionnés.

Ils vivaient là vingt-quatre heures par semaine, en costume de toile à voile, pieds nus, ou chaussés de sabots, et quelques-uns affectaient la démarche chaloupée de vieux loups de mer.

Davantage de couples que de jeunes gens. Et, entre les groupes, une familiarité assez poussée de gens qui, depuis des années, ont l’habitude de se retrouver chaque dimanche.

James était le personnage populaire, le trait d’union entre tous, et il n’avait qu’à paraître, flegmatique, le teint brique, les yeux vagues, pour engendrer la bonne humeur.

— Gueule de bois, James ?

— D’abord, je n’ai jamais de gueule de bois ! Quand je sens que l’estomac est barbouillé, je bois aussitôt quelques pernods…

On évoqua surtout des souvenirs de la nuit. On riait de quelqu’un qui avait été malade, d’un autre qui avait failli tomber dans la Seine en rentrant.

Maigret faisait partie du groupe sans en faire partie. Il était là, près de ses compagnons de la veille. Au cours de la beuverie, on l’avait tutoyé. Maintenant, on l’observait parfois à la dérobée. Ou bien on lui adressait une phrase ou deux, par politesse.

— Vous êtes pêcheur aussi ?

Les Basso déjeunaient chez eux. Les Feinstein aussi, et d’autres qui avaient leur villa. Ce qui créait déjà deux classes dans le groupe : les gens à villa et les clients de l’auberge.

Vers deux heures, ce fut le chemisier qui vint chercher Maigret, comme s’il le prenait sous sa protection personnelle.

— On vous attend pour le bridge.

— Chez vous ?

— Chez Basso ! Ce dimanche-ci, on devait jouer chez moi, mais la bonne est malade et on sera mieux chez Basso… Tu viens, James ?

— Je monterai à la voile.

La villa des Basso était un kilomètre plus haut. Maigret et Feinstein y allèrent à pied, tandis que la plupart des invités s’y rendaient soit en youyou, soit en canoë, soit en voilier.

— Un charmant garçon, ce Basso, n’est-ce pas ?

Maigret ne put savoir si son interlocuteur persiflait ou s’il parlait sérieusement.

Un drôle de bonhomme, vraiment, ni figue ni raisin, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, qui était peut-être vide de pensées, mais peut-être aussi bourré de secrets.

— Je suppose que dorénavant vous serez des nôtres tous les dimanches ?

On rencontrait des groupes de gens qui pique-niquaient, ainsi que des pêcheurs à la ligne plantés de cent en cent mètres sur la berge. La chaleur allait croissant. L’air était d’un calme extraordinaire, presque inquiétant.

Dans le jardin des Basso, des guêpes bourdonnaient autour des fleurs. Il y avait déjà trois automobiles. Le gamin s’ébattait au bord de l’eau.

— Vous jouez au bridge ? demanda le marchand de charbon en tendant à Maigret une main cordiale. Parfait !… Dans ce cas, ce n’est pas nécessaire d’attendre James, qui n’arrivera jamais à remonter à la voile.

Tout était neuf, pimpant. Un cottage construit comme un jouet. Une décoration fantaisiste, avec profusion de rideaux à petits carreaux rouges, de vieux meubles normands, de poteries campagnardes.

La table de jeu était dressée dans une pièce de plain-pied qui communiquait avec le jardin par une grande baie vitrée. Des bouteilles de vouvray trempaient dans un seau à champagne tout embué. Un plateau était chargé de liqueurs. Et Mme Basso, en tenue de marin, faisait les honneurs.

— Fine, quetsche, mirabelle ?… À moins que vous ne préfériez le vouvray ?…

De vagues présentations aux autres joueurs, qui n’appartenaient pas tous à la bande de la nuit précédente, mais qui étaient des amis du dimanche.

— Monsieur… hum !…

— Maigret !

— M. Maigret, qui joue au bridge…

C’était presque un décor d’opérette, tant les couleurs étaient vives, pimpantes. Rien qui fît penser que la vie est une chose sérieuse. Le gamin était monté dans une périssoire peinte en blanc et sa mère lui criait :

— Attention, Pierrot !

— Je vais à la rencontre de James !

— Un cigare, monsieur Maigret ?… Si vous aimez mieux la pipe, il y a du tabac dans ce pot… Ne craignez rien ! ma femme est habituée…

Juste en face, on voyait, sur l’autre rive, la petite maison de la guinguette à deux sous.

Et la première partie de l’après-midi fut sans histoire. Maigret nota pourtant que M. Basso ne jouait pas et qu’il paraissait un peu plus nerveux que le matin.

Son aspect était tout le contraire de celui d’un homme nerveux. Il était grand et fort, et surtout il respirait la vie par tous les pores de la peau. Un homme exubérant, un peu brutal, fait d’une pâte plébéienne.

M. Feinstein, lui, jouait avec tout le sérieux d’un véritable amateur de bridge et Maigret se fit plusieurs fois rappeler à l’ordre.

Vers trois heures, la bande de Morsang envahit le jardin, puis la pièce où l’on jouait. Quelqu’un mit le phonographe en marche. Mme Basso servit du vouvray, et un quart d’heure plus tard une demi-douzaine de couples dansaient autour des bridgeurs.

C’est à ce moment que M. Feinstein, tout accaparé par le jeu qu’il était en apparence, murmura :