— C’est facile de s’en servir, poursuivit Deuxfleurs en ignorant la remarque. Regardez, tout ce qu’il faut c’est appuyer sur ce bouton. L’iconographe s’occupe du reste. Tenez, je vais me placer à côté de Hrun, et vous allez prendre l’image. »
Les pièces calmèrent l’agitation des hommes comme l’or sait le faire, et Rincevent fut stupéfait de contempler dans sa main, trente secondes plus tard, un petit portrait sur verre de Deuxfleurs qui brandissait une immense épée ébréchée et souriait comme si tous ses rêves se réalisaient.
Ils déjeunèrent dans un petit restaurant près du pont d’Airain, le Bagage blotti sous la table. La nourriture et le vin, tous deux de loin supérieurs à l’ordinaire de Rincevent, contribuèrent grandement à le détendre. Les choses s’annonçaient plutôt bien, estima-t-il. Un peu d’imagination et un esprit vif, il n’en fallait pas plus.
Deuxfleurs avait l’air de réfléchir, lui aussi. Le nez dans son vin, l’air songeur, il demanda :
« Les bagarres de taverne sont courantes par ici, j’imagine ?
— Oh, assez, oui.
— L’aménagement et les installations subissent sûrement des dommages ?
— L’amé… Oh. je vois. Vous voulez dire les bancs, ces machins-là. Oui, je suppose.
— Ça doit être contrariant pour les aubergistes.
— Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Ça fait partie des risques de la profession, je pense. »
Deuxfleurs le regarda d’un air songeur.
« Là, je pourrais peut-être les aider, dit-il. Les risques, c’est mon métier. Dites, c’est un peu gras, ce qu’on mange, non ?
— Vous vouliez goûter aux spécialités morporkiennes, vous avez dit, répliqua Rincevent. C’est quoi, cette histoire de risques ?
— Oh, je connais tout sur les risques. C’est mon métier.
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé entendre. Je ne vous ai pas cru, d’ailleurs.
— Oh, des risques, je n’en prends pas. Ce qui m’est peut-être arrivé de plus excitant, c’est de renverser de l’encre. Moi, j’évalue les risques. Jour après jour. Savez-vous quelles sont les probabilités pour qu’une maison prenne feu dans le quartier du Triangle Rouge de Bès Pélargic ? Une chance contre cinq cent trente-huit. C’est moi qui ai calculé ça, ajouta-t-il avec un accent de fierté.
— Pour… — Rincevent tenta de réprimer un rot – pour quoi faire ? ’scusez-moi. » Il se resservit du vin.
« Pour… – Deuxfleurs marqua un temps – je ne peux pas le dire en trob. Je ne crois pas que les béTrobi ont un mot pour ça. Dans ma langue, ça s’appelle…» Il proféra une suite de syllabes barbares.
« Hache-sueur-rance, répéta Rincevent. Un drôle de mot. Qu’esse ça veut dire ?
— Eh bien, supposez que vous ayez un bateau chargé, disons, de lingots d’or. Il risque d’essuyer des tempêtes ou de se faire capturer par des pirates. Vous ne tenez pas à ce que ça arrive, alors vous contractez une peau-lisse-d’hache-sueur-rance. Je calcule les chances que vous avez de perdre votre cargaison d’après les avis de tempête et les rapports d’actes de piraterie au cours des vingt dernières années, ensuite je les augmente un petit peu, et vous me donnez de l’argent en fonction de ces chances…
— … et de la petite augmentation… fit Rincevent en agitant un doigt solennel.
— … et alors, si la cargaison est perdue, je vous indemnise.
— Endémise ?
— Je vous paye la valeur de votre cargaison, expliqua patiemment Deuxfleurs.
— J’comprends. C’est comme un pari, pas vrai ?
— Une gageure ? Plus ou moins, j’imagine.
— Et ça rapporte de l’argent, cette hache-sueur-rance ?
— On récupère ses fonds, certainement. »
Baignant dans la chaleur douce et jaune du vin, Rincevent s’efforça de traduire cette hache-sueur-rance en termes intelligibles aux riverains de la mer Circulaire.
« Ch’crois que ch’comprends pas votre hache-sueur-rance, dit-il d’un ton ferme en regardant négligemment le monde tanguer autour de lui. La magie, cha oui. La magie ch’comprends. »
Deuxfleurs sourit. La magie, c’est une chose, et le son-réfléchi-d’esprits-souterrains, ç’en est une autre.
— ’oi ?
— Quoi ?
— Ch’mot bijarre qu’vous avez dit, fit Rincevent avec impatience.
— Le son-réfléchi-d’esprits-souterrains ?
— Jamais entendu caujer. »
Deuxfleurs essaya de lui expliquer.
Rincevent essaya de comprendre.
Durant tout le long après-midi ils visitèrent la cité sur la rive sens direct du fleuve. Deuxfleurs ouvrait la marche, sa curieuse boîte à images pendue au bout d’une courroie passée autour du cou. Rincevent, à la traîne, gémissait de temps en temps et vérifiait que sa tête était toujours là.
Quelques autres personnes les suivaient aussi. Dans une ville où les exécutions publiques, duels, bagarres, querelles magiques et événements étranges ponctuaient régulièrement le train-train quotidien, les habitants avaient élevé la profession de curieux au summum de la perfection. C’étaient tous sans exception des badauds de grande expérience. En tout cas, Deuxfleurs prenait, ravi, image sur image d’autochtones occupés à ce qu’il appelait des activités typiques, et comme un quart de rhinu changeait ensuite de mains « en dédommagement », une procession de nouveaux riches stupéfaits et heureux l’escorta bientôt au cas où ce détraqué exploserait en une pluie d’or.
Au temple de Sek-aux-Sept-Mains, des prêtres et des artisans de la transplantation cardiaque rituelle convoqués à la hâte convinrent que la statue du dieu, haute de cent empans, était bien trop sacrée pour qu’on en fasse une image magique, mais une indemnisation de deux rhinus les poussa à reconnaître, à leur grande stupeur, qu’elle ne l’était peut-être pas tant que ça.
Une séance prolongée à la fosse aux Catins procura une série d’images colorées et instructives, et Rincevent en cacha un certain nombre sur lui afin de les examiner de près en privé. Comme les vapeurs d’alcool de son cerveau se dissipaient, il se mit à réfléchir sérieusement au fonctionnement de l’iconographe.
Même un mage raté sait que certaines substances sont sensibles à la lumière. Peut-être les plaques de verre étaient-elles traitées selon un quelconque procédé occulte qui figeait la lumière passant au travers ? Un truc dans ce goût-là, en tout cas. Rincevent se disait souvent qu’il existait quelque chose, quelque part, plus efficace que la magie. Il était en général déçu.
Quoi qu’il en soit, il saisit bientôt toutes les occasions de se servir de la boîte. Deuxfleurs n’était que trop content de le laisser faire, puisqu’il avait ainsi la possibilité d’apparaître sur ses propres images. C’est alors que Rincevent remarqua un détail étrange. La possession de la boîte donnait une espèce de puissance à son opérateur : quiconque se trouvait face à l’hypnotique œil de verre obéissait docilement aux ordres les plus péremptoires sur l’attitude et l’expression qu’il fallait prendre.
Ce fut pendant qu’il s’occupait ainsi sur la place des Lunes-Brisées que la catastrophe se produisit.
Deuxfleurs avait pris la pose auprès d’un vendeur de charmes ahuri, tandis que son escorte de nouveaux admirateurs l’observait avec intérêt au cas où il se livrerait à une folie amusante.
Rincevent mit un genou à terre, la meilleure position pour prendre l’image, et appuya sur le levier enchanté.