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« Te fatigue pas. J’suis à court de rose », fit la boîte.

Une porte que le mage n’avait pas remarquée jusque-là s’ouvrit sous son nez. Une petite silhouette humanoïde verte et affreusement verruqueuse se pencha au-dehors, désigna la palette encroûtée de couleurs que tenait sa main griffue et se mit à brailler. « Pas de rose ! Tu vois ? s’époumona l’homoncule. Ça sert à rien de t’exciter sur le levier si y a plus de rose, hein ? Si tu voulais du rose, fallait pas prendre toutes ces images de jeunes dames, tu comprends ? À partir de maintenant, c’est du monochrome, l’ami. Vu ?

— D’accord. Ouais, bien sûr », répondit Rincevent. Dans un coin sombre de la petite boîte, il crut reconnaître un chevalet et un tout petit lit défait. Il espéra avoir fait erreur.

« Bon, du moment que t’as compris », dit le diablotin qui referma la porte. Rincevent crut entendre, étouffés, des grommellements et le raclement d’un tabouret qu’on traînait sur le plancher.

« Deuxfleurs…» commença-t-il. Et il releva la tête.

Deuxfleurs avait disparu. Tandis que Rincevent dévisageait la foule et que des fourmillements d’horreur lui remontaient l’épine dorsale, il sentit une légère poussée dans le bas du dos.

« Retourne-toi lentement, fit une voix comme de la soie noire. Ou dis adieu à tes reins. »

La foule suivait la scène avec intérêt. La journée se révélait plutôt bonne.

Rincevent se retourna doucement et sentit la pointe d’une épée lui érafler les côtes. À l’autre bout de la lame, il reconnut Stren Withel : voleur, spadassin cruel, prétendant frustré au titre de pire canaille du monde.

« Salut », dit-il d’une petite voix. À quelques pas de là il vit deux hommes patibulaires soulever le couvercle du Bagage et montrer d’un doigt excité les sacs d’or. Withel sourit. L’effet sur sa face couturée de cicatrices était effrayant.

« Je te connais, toi, dit-il. Un mage traîne-ruisseau. C’est quoi, ce machin ? »

Rincevent s’aperçut que le couvercle du Bagage tremblait légèrement, et pourtant il n’y avait pas de vent. Et lui tenait toujours la boîte à images.

« Ça ? Ça fait des images, répondit-il joyeusement. Hé, continuez de sourire comme ça, vous voulez bien ? » Il recula rapidement et pointa la boîte.

L’espace d’un instant. Withel hésita. « Quoi ? fit-il.

— Parfait, on ne bouge plus…» dit Rincevent.

Le voleur marqua un temps, puis il grogna et ramena son épée en arrière.

Il y eut un clac et un duo de cris horribles. Rincevent ne tourna pas la tête, par crainte de ce qu’il risquait de voir, et lorsque Withel le chercha à nouveau des yeux, il se trouvait de l’autre côté de la place et continuait de prendre de la vitesse.

* * *

L’albatros décrivit lentement de longues courbes descendantes qui s’achevèrent dans un tourbillon de plumes manquant de dignité et un bruit sourd lorsqu’il atterrit lourdement sur sa plate-forme dans le jardin aviaire du Patricien.

Le gardien des oiseaux, lequel somnolait au soleil et ne s’attendait guère à une dépêche longue distance si tôt après l’arrivage du matin, bondit sur ses pieds et leva les yeux.

Quelques instants plus tard, il cavalait dans les couloirs du palais en tenant la capsule à messages et – à cause d’une maladresse due à la surprise – en suçant la méchante blessure qu’un bec lui avait laissée au dos de la main.

* * *

Rincevent dévala une ruelle sans se soucier des hurlements de rage qui s’échappaient de la boîte à images et sauta un mur, sa robe élimée claquant autour de lui comme les plumes d’un choucas ébouriffé. Il atterrit dans l’avant-cour d’un marchand de tapis, dispersa articles et clients, plongea par la porte de derrière dans un chapelet d’excuses, s’engouffra en dérapage dans une autre ruelle et s’arrêta, en vacillant dangereusement, à l’instant où il allait basculer étourdiment dans l’Ankh.

On dit de certains fleuves mystiques qu’une seule goutte de leur eau suffit à ôter la vie à un homme. Après sa traversée turbide des cités jumelles, l’Ankh aurait pu s’ajouter à la liste.

Au loin, les cris de rage se teintèrent d’un accent perçant de terreur. D’un regard désespéré. Rincevent chercha autour de lui un bateau ou une prise sur les murs à pic de chaque côté.

Il était pris au piège.

Sans qu’il l’ait invoqué, le Sortilège lui vint à l’esprit. Dire que Rincevent l’avait appris serait sans doute inexact ; c’est le Sortilège qui avait appris Rincevent. L’événement avait entraîné son expulsion de l’Université de l’Invisible : pour une histoire de pari, il avait osé ouvrir les pages du dernier exemplaire existant du grimoire personnel du Créateur, l’In-Octavo (pendant que le bibliothécaire de l’Université était occupé ailleurs). Le sortilège avait bondi de la page pour s’enfouir aussitôt au fond de son cerveau, d’où même tous les experts réunis de la faculté de Médecine n’avaient pas réussi à le déloger malgré leurs flatteries. Ils n’avaient pas réussi non plus à déterminer exactement de quel sortilège il s’agissait, sinon qu’il faisait partie des huit fondamentaux étroitement entrelacés dans le tissu même du temps et de l’espace.

Depuis lors il manifestait une tendance inquiétante, dès que Rincevent se sentait déprimé ou particulièrement menacé, à vouloir se faire prononcer.

Le mage serra les dents, mais la première syllabe passa en force à la commissure des lèvres. Sa main gauche se leva malgré lui et, tandis que la puissance magique le faisait tournoyer sur lui-même, se mit à projeter des étincelles octarines…

Le Bagage tourna à toute vitesse au coin de la ruelle ; ses centaines de genoux jouaient comme autant de pistons.

Rincevent ouvrit la bouche toute grande. Le sortilège mourut sur ses lèvres sans être prononcé.

Le coffre ne paraissait aucunement gêné par le tapis d’ornement qui le drapait d’un air coquin ni par le voleur qui lui pendait au couvercle par un bras. C’était, littéralement, un poids mort. Un peu plus loin le long du couvercle dépassaient les restes de deux doigts, propriétaire inconnu.

Le Bagage s’arrêta à quelques pas du mage et, au bout d’un moment, rentra ses jambes. Rincevent ne lui voyait pas d’yeux mais il était sûr que le coffre le regardait. Et qu’il attendait. « Va coucher », dit le mage d’une voix faible. Le Bagage refusa de bouger, mais son couvercle s’ouvrit en grinçant et relâcha le cadavre du voleur.

Rincevent se souvint de l’or. Le coffre avait censément besoin d’un maître. En l’absence de Deuxfleurs, avait-il adopté le mage ?

La marée changeait et, dans la lumière jaune de l’après-midi, il voyait dériver des débris au fil de l’eau vers la porte du Fleuve, à quelques centaines de mètres à peine en aval. Ce fut l’affaire d’un instant d’envoyer le cadavre du voleur les rejoindre. Même si on le découvrait plus tard, il ne susciterait guère de commentaires. Et les requins de l’estuaire avaient l’habitude de prendre des repas aussi copieux que réguliers.

Rincevent regarda s’éloigner le corps et réfléchit à la manœuvre suivante. Le Bagage flotterait sûrement. Tout ce qu’il avait à faire, c’était attendre la tombée de la nuit et se laisser emporter par la marée. Il ne manquait pas de coins déserts en aval où il pourrait patauger jusqu’à la berge, et après… Eh bien, si le Patricien avait vraiment passé le mot à son sujet, il n’aurait qu’à changer de vêtement, se raser, et le tour serait joué. N’importe comment, il existait d’autres pays et il avait le don des langues. Qu’il gagne seulement la Chimérie, le Gonim ou le Trapellun, et une demi-douzaine d’armées n’arriveraient pas à le ramener. Et ensuite… la fortune, le confort, la sécurité…