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Restait, évidemment, le problème de Deuxfleurs. Rincevent s’autorisa un bref instant de tristesse.

« Ça pourrait être pire, dit-il en guise d’adieu. Ça pourrait être moi. »

Il voulut alors bouger et s’aperçut que ses vêtements s’étaient accrochés à quelque chose.

Il tordit le cou et découvrit que le couvercle du Bagage retenait fermement le bord de sa robe.

* * *

« Ah, Gorphal, fit aimablement le Patricien. Entre. Assieds-toi. Puis-je insister pour que tu prennes une étoile de mer candie ?

— Je suis à vos ordres, maître, répondit calmement le vieil homme. Sauf, peut-être, pour ce qui concerne les échinodermes en conserve. »

Le Patricien haussa les épaules et désigna le rouleau de parchemin sur la table.

« Lis ça », dit-il.

Gorphal prit le parchemin et leva légèrement un sourcil en reconnaissant les idéogrammes familiers de l’empire de l’Or. Il lut en silence pendant peut-être une minute, puis retourna le document pour examiner attentivement le sceau de l’autre côté.

« Tu as une réputation de spécialiste des affaires de l’Empire, fit le Patricien. Peux-tu m’expliquer ça ?

— Pour bien connaître l’Empire, il est moins besoin de noter des événements spécifiques que de s’intéresser à une certaine tournure d’esprit, répondit le vieux diplomate. Le message est curieux, oui, mais pas surprenant.

— Ce matin, l’Empereur m’a chargé (le Patricien se permit le luxe d’une mine renfrognée), m’a chargé, Gorphal, de protéger ce Deuxfleurs. À présent, on dirait que je doive le faire tuer. Tu ne trouves pas ça surprenant ?

— Non. L’Empereur n’est encore qu’un enfant. C’est un… idéaliste. Un passionné. Un dieu pour son peuple. Alors que la lettre de cet après-midi vient, sauf erreur de ma part, de Neuf-Miroirs-Pivotants, le Grand Vizir. Il a vieilli au service de plusieurs empereurs. Il les tient pour des éléments nécessaires, quoique agaçants, à la bonne marche de l’Empire. Il déteste que les choses ne restent pas à leur place. On ne bâtit pas un empire de cette façon-là. C’est son point de vue.

— Je commence à comprendre… dit le Patricien.

— Parfaitement. » Gorphal sourit dans sa barbe. « Ce touriste n’est pas resté à sa place. Après avoir accédé aux désirs de son maître, Neuf-Miroirs-Pivotants prendra, j’en suis sûr, ses propres dispositions pour que ce voyageur isolé n’ait pas l’occasion de rentrer au pays en ramenant, peut-être, la maladie de l’insatisfaction. L’Empire aime que les gens restent à la place qu’il leur a attribuée. Ce serait alors tellement plus commode si ce Deuxfleurs disparaissait pour de bon en pays barbare. À savoir ici, maître.

— Et que me conseilles-tu ? » demanda le Patricien.

Gorphal haussa les épaules.

« Simplement de ne rien faire. Les choses s’arrangeront sûrement d’elles-mêmes. Toutefois… – il se gratta pensivement une oreille – la Guilde des Assassins, peut-être… ?

— Ah, oui. La Guilde des Assassins. Qui en est le président, en ce moment ?

— Zlorf Pied-de-Flanelle, maître.

— Glisse-lui un mot, veux-tu ?

— Parfaitement, maître. »

Le Patricien hocha la tête. Il se sentait plutôt soulagé. Il était d’accord avec Neuf-Miroirs-Pivotants : la vie était bien assez dure comme ça. Les gens n’avaient qu’à rester à leur place.

* * *

Des constellations étincelantes brillaient au-dessus du Disque-monde. L’un après l’autre les boutiquiers fermèrent leurs devantures. L’un après l’autre les gonocoquins, voleurs, crocheteurs, prostituées, manipulateurs, relapses et monte-en-l’air se réveillèrent et prirent leur petit-déjeuner. Les mages vaquèrent à leurs affaires polydimensionnelles. Ce soir-là, deux planètes majeures entraient en conjonction, et les premiers sortilèges embrumaient déjà l’atmosphère au-dessus du quartier des Mages.

« Écoute, fit Rincevent, ça n’avance à rien. » Il se déplaça de quelques centimètres en crabe. Le Bagage le suivit fidèlement, le couvercle entrebâillé, menaçant. Le mage songea l’espace d’un instant se mettre hors d’atteinte d’un bond désespéré. Le Bagage clappa du couvercle d’avance.

De toute façon, se dit Rincevent la mort dans l’âme, cette saleté le suivrait quand même. C’est qu’elle avait l’air tenace. Même s’il réussissait à se trouver un cheval, le mage avait la désagréable impression que le coffre ne lâcherait pas sa piste. Jamais. Il traverserait les fleuves et les océans à la nage. Se rapprocherait un peu plus chaque nuit, pendant que lui serait obligé de faire halte pour dormir. Et un jour, dans une ville exotique, à des années d’ici, il entendrait des centaines de petits pieds galoper sur la route dans son dos…

« Tu te trompes de gars ! gémit-il. C’est pas de ma faute ! C’est pas moi qui l’ai kidnappé ! »

Le Bagage s’avança légèrement. Il ne restait plus maintenant qu’une étroite bande de jetée graisseuse entre les talons de Rincevent et le fleuve. Un éclair de prescience l’informa que le coffre arriverait à nager plus vite que lui. Il évita d’imaginer à quoi ressemblait une noyade dans l’Ankh.

« Il continuera tant que t’auras pas cédé, tu sais », fit une petite voix sur le ton de la conversation.

Rincevent baissa les yeux sur l’iconographe qui lui pendait toujours autour du cou. La trappe était ouverte et l’homoncule, appuyé contre l’encadrement, fumait une pipe en suivant la scène d’un œil amusé.

« Tu y passeras avec moi, au moins », fit Rincevent, les dents serrées.

Le diablotin se retira la pipe de la bouche. « Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis que tu y passeras avec moi, merde !

— Comme tu veux. » Le diablotin tapota la paroi de sa boîte d’un air entendu. « On verra bien qui coulera le premier. »

Le Bagage bâilla et s’avança d’un petit centimètre.

« Bon, d’accord, fit Rincevent avec irritation. Mais faut me laisser le temps de réfléchir. »

Le Bagage recula lentement. Rincevent regagna prudemment un lieu un peu plus sûr et s’assit, le dos contre un mur. De l’autre côté du fleuve, les lumières d’Ankh luisaient.

« T’es un mage, dit le diablotin imagier. Tu vas bien trouver un moyen de lui remettre la main dessus.

— Je ne vaux pas lourd comme mage, j’en ai peur.

— Tu peux sauter sur le dos des gens et les changer en vers de terre, ajouta l’autre d’un ton encourageant en ignorant sa dernière remarque.

— Non. La Transformation en Animaux, c’est un sortilège de huitième niveau. Je n’ai même pas fini mes études. Je ne connais qu’un seul sortilège.

— Eh ben, ça ira.

— Ça m’étonnerait, fit Rincevent au désespoir.

— Il fait quoi, alors, ce sortilège ?

— Peux pas te le dire. Tiens pas vraiment à en parler. Mais franchement, soupira-t-il, les sortilèges, ça n’est guère intéressant. Il faut trois mois pour en retenir même un simple, et une fois qu’on s’en est servi, pouf ! y en a plus. C’est ce qui est tellement idiot dans ces histoires de magie, tu vois. Tu passes vingt ans à apprendre le sortilège qui fait apparaître des vierges nues dans ta chambre, et tu t’es tellement intoxiqué aux vapeurs de mercure et usé les yeux à lire des vieux grimoires que tu n’arrives pas à te rappeler ce qu’il faut en faire après.