Curieusement, le petit homme n’avait pas l’air conscient de la gravité de sa situation. Ymor l’avait à plusieurs reprises vu embrasser la salle d’un regard extrêmement satisfait. Il discutait aussi depuis une éternité avec Dularge, et Ymor avait vu un papier changer de mains. Et Dularge avait donné quelques pièces à l’étranger. Bizarre.
Lorsque l’aubergiste se leva et passa en se dandinant près de la chaise d’Ymor, le bras du maître voleur se détendit comme un ressort d’acier et saisit le gros homme par son tablier.
« Vous parliez de quoi, mon ami ? demanda doucement Ymor.
— D… de rien, Ymor. D’affaires entre nous, quoi.
— Pas de secrets entre amis, Dularge.
— Ouuu…i. Mais je ne sais pas trop moi-même, en fait. C’est une sorte de pari, vous voyez ? répondit l’aubergiste, nerveux. Hache-sueur-rance, ça s’appelle. C’est comme un pari que le Tambour Crevé ne brûlera pas. »
Ymor fixa les yeux de l’autre jusqu’à ce que la figure de l’aubergiste se contracte de peur et d’embarras. Puis le maître voleur éclata de rire.
« Ce vieux tas de bois bouffé aux vers ? fit-il. Sûrement un cinglé, ce gars-là !
— Oui, mais un cinglé plein d’argent. D’après lui, maintenant qu’il a la… — je ne retrouve pas le mot, ça commence par un p, c’est comme qui dirait l’enjeu du pari – les gens pour qui il travaille dans l’Empire agatéen paieront. Si le Tambour Crevé brûle. Je n’espère pas ça, remarquez. Qu’il brûle. Le Tambour Crevé, je veux dire. Je veux dire, c’est comme ma maison, le Tambour…
— Tu n’es pas complètement idiot, quand même ? » fit Ymor en repoussant l’aubergiste.
La porte s’ouvrit à la volée sur ses gonds et percuta sourdement le mur.
« Hé, c’est ma porte ! » brailla Dularge. Il reconnut alors celui qui se tenait en haut des marches et il plongea derrière la table un copeau de temps avant qu’un dard sombre et court ne traverse la salle pour se ficher dans la menuiserie avec un bruit mat.
Ymor déplaça prudemment la main et se versa un autre cruchon de bière.
« Tu me tiendras bien compagnie, Zlorf ? lança-t-il d’un ton égal. Et range-moi cette épée, Stren. Zlorf Pied-de-Flanelle est notre ami. »
Le président de la Guilde des Assassins fit tournoyer sa courte sarbacane et la logea dans son étui d’un même mouvement souple.
« Stren ! » jeta Ymor.
Le voleur vêtu de noir siffla tout bas et rengaina son épée. Mais il garda la main sur la poignée et les yeux sur l’assassin.
Ça n’était pas facile. La promotion à la Guilde des Assassins se faisait par concours, l’épreuve pratique étant la plus importante – la seule, à vrai dire. Voilà pourquoi la figure large et honnête de Zlorf n’était qu’un entrelacs de tissu cicatriciel, résultat de nombreux combats rapprochés. De toute façon, elle ne devait déjà pas être très jolie au départ – on racontait que Zlorf avait choisi une profession où les capuches noires, les capes et les maraudes nocturnes jouaient un grand rôle parce qu’il y avait du sang troll dans sa famille et que les trolls craignaient la lumière du jour. Ceux qui le racontaient à portée d’oreilles de Zlorf ramenaient généralement les leurs chez eux dans leur chapeau.
Il descendit l’escalier sans se presser, suivi par un groupe d’assassins. Arrivé directement en face d’Ymor, il déclara : « Je viens pour le touriste.
— C’est une affaire qui te concerne, Zlorf ?
— Oui. Grinjo, Urmond… attrapez-le. »
Deux assassins s’avancèrent. Stren se trouva soudain devant eux, et son épée donna l’impression de se matérialiser à quelques centimètres de leur gorge sans avoir dû franchir l’espace intermédiaire.
« Je n’arriverai peut-être à tuer qu’un seul de vous deux, murmura-t-il, mais je vous suggère de vous demander : lequel ?
— Regarde là-haut, Zlorf », fit Ymor.
Une rangée de prunelles jaunes maléfiques suivaient la scène depuis l’ombre des chevrons.
« Un pas de plus, et vous repartez d’ici avec moins d’yeux qu’en arrivant, dit le maître voleur. Alors assieds-toi et bois un coup, Zlorf, et discutons entre gens raisonnables. Moi, je croyais qu’on avait passé un accord. Tu ne voles pas, je ne tue pas. Pas pour de l’argent, j’entends », ajouta-t-il après une pause.
Zlorf prit la bière qu’on lui tendait.
« Et alors ? fit-il. Je le tue. Et après, toi, tu le voles. C’est lui, ce type à l’air bizarre, là-bas ?
— Oui. »
Zlorf fixa Deuxfleurs qui lui répondit par un grand sourire. Il haussa les épaules. Il perdait rarement son temps à se demander pourquoi des gens voulaient en faire assassiner d’autres. C’était comme ça qu’il gagnait sa vie, voilà tout.
« Qui c’est, ton client, si je puis me permettre ? » demanda Ymor.
Zlorf leva la main. « Je t’en prie, protesta-t-il. C’est contraire aux usages de la profession.
— Bien sûr. Au fait…
— Oui ?
— Je crois que j’ai deux gardes dehors…
— Tu avais.
— Et quelques autres sous le porche en face, dans la rue…
— C’était avant.
— Et deux archers sur le toit. »
Une ombre de doute passa fugitivement sur la figure de Zlorf, comme le dernier rayon du soleil sur un champ mal labouré.
La porte s’ouvrit à la volée, esquintant sérieusement l’assassin qui se tenait auprès.
« Arrêtez de faire ça ! » brailla Dularge sous sa table.
Zlorf et Ymor levèrent les yeux vers la silhouette sur le seuil. Elle était courtaude, grasse et richement vêtue. Très richement vêtue. Un certain nombre d’autres silhouettes, grandes et massives, se dressaient derrière elle. Très grandes, et très menaçantes, celles-là.
« C’est qui, ça ? demanda Zlorf.
— Je le connais, répondit Ymor. Il s’appelle Rerpf. Il tient la taverne du Plat Ras-bord, près du pont d’Airain. Stren… liquide-le. »
Rerpf leva une main couverte de bagues. Stren Withel, à mi-chemin de la porte, hésita en voyant plusieurs trolls impressionnants se baisser pour franchir le seuil et venir se placer de chaque côté du gros bonhomme en clignant des yeux dans la lumière. Des muscles façon melons saillaient sur des avant-bras comme des sacs de farine. Chaque troll tenait une hache à double tranchant. Entre le pouce et l’index.
Dularge jaillit de son abri, la figure convulsée de rage.
« Dehors ! hurla-t-il. Faites-moi sortir ces trolls ! »
Personne ne bougea. Le silence tomba soudain dans la salle. Dularge lança un regard rapide autour de lui. Il prit peu à peu conscience de ce qu’il venait de dire, et à qui. Un gémissement s’échappa de ses lèvres, ravi de prendre la clé des champs.
L’aubergiste atteignit la porte de la cave au moment même où un troll, d’un petit mouvement vif et négligent de sa main comme un jambon, lançait sa hache qui tournoya à travers la taverne. Le claquement de la porte et le bruit du battant qui se fendit dans la foulée se confondirent.
« Bordel de merde ! s’exclama Zlorf Pied-de-Flanelle.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Ymor.
— Je suis ici au nom de la Guilde des Marchands et Négociants, répondit Rerpf d’un ton uni. Pour protéger nos intérêts, pourrait-on dire. Je veux parler du petit homme. »
Ymor fronça les sourcils.
« Je regrette, fit-il. J’ai cru vous entendre mentionner la Guilde des Marchands ?
— Et des Négociants », convint Rerpf. Dans son dos à présent, en plus d’autres trolls se pressaient plusieurs humains qu’Ymor reconnaissait vaguement. Il les avait sans doute vus derrière des comptoirs et des étalages. Des silhouettes floues, en général – vite ignorées, vite oubliées. Au fond de son esprit, une mauvaise impression se mit à grandir. Il songea à ce que devait ressentir, disons, un renard face à un mouton en colère. Un mouton, de surcroît, qui avait les moyens d’employer des loups.