Un archimage, au prix d’un grand effort et d’une grosse dépense de temps, arriverait peut-être à obtenir un petit bourdon en bois de poirier savant. L’arbre ne poussait que sur les sites de magie ancienne. Il n’existait sûrement pas plus de deux bourdons de ce type dans toutes les cités de la mer Circulaire. Un gros coffre en poirier savant… Rincevent essaya de calculer et conclut que, même si la malle était pleine à craquer d’opales étoilées et de baguettes d’auricholate, le contenu ne dépasserait pas le dixième de la valeur du contenant. Une veine se mit à battre sur son front.
Il se leva et s’approcha du trio.
« Je peux vous aider ? hasarda-t-il.
— Tire-toi, Rincevent, gronda Dularge.
— Je me disais seulement que ça pourrait être utile de s’adresser à ce monsieur dans sa propre langue, répliqua aimablement le mage.
— Il s’en sort très bien tout seul », fit l’aubergiste qui recula quand même de quelques pas.
Rincevent sourit poliment à l’étranger et risqua quelques mots de chimérien. Il était fier de sa maîtrise de la langue, mais il ne suscita que de l’étonnement chez l’étranger.
« Ça ne marchera pas, intervint Colinmaille du ton du gars au courant. C’est le livre, vous voyez. Il lui dit quoi dire. Magique. »
Rincevent tâta alors du haut borograve, du vanglemesht, du sumtri et même de l’orougou noir, langue qui ne possède aucun nom et qu’un seul adjectif, obscène d’ailleurs. Chaque tentative rencontra une incompréhension polie. En désespoir de cause, il essaya le trob barbare, et la figure du petit homme se fendit d’un sourire ravi.
« Enfin ! dit-il. Mon bon monsieur ! C’est incroyable ! » (Bien qu’en trob le dernier mot se traduise en fait par : « une-chose-qui-ne-peut-arriver-qu’une-fois-dans-l’existence-utile-d’un-canoë-soigneusement-évidé-à-la-hache-et-au-feu-dans-le-plus-grand-des-arbres-diamant-qui-poussent-dans-les-fameuses-forêts-d’arbres-diamant-sur-les-premières-pentes-du-mont-Awayay-séjour-des-dieux-du feu-à-ce-qu’on-dit ».)
« C’était quoi, tout ça ? demanda Dularge, soupçonneux.
— Qu’a dit l’aubergiste ? » demanda le petit homme.
Rincevent déglutit. « Dularge, fit-il. Deux chopes de ta meilleure bière, s’il te plaît.
— Tu le comprends ?
— Oh, bien sûr.
— Dis-lui… Dis-lui qu’il est le bienvenu. Dis-lui que le petit-déjeuner, ça coûte… euh… une pièce d’or. » L’espace d’un instant, la figure de l’aubergiste donna l’impression d’un combat intérieur titanesque, puis il ajouta, dans un élan de générosité : « Le tien est compris dedans.
— Étranger, dit Rincevent d’une voix égale, si vous restez ici, vous serez poignardé ou empoisonné avant la nuit. Mais continuez de sourire, sinon je vais y avoir droit aussi.
— Oh, allons donc, fit l’étranger en regardant autour de lui. L’endroit me paraît délicieux. Une authentique taverne morporkienne. J’en ai tellement entendu parler, vous savez. Toutes ces vieilles poutres au charme désuet. Et les prix sont très raisonnables. »
Rincevent jeta un rapide coup d’œil à la ronde, des fois qu’une fuite d’enchantement depuis le quartier des Magiciens de l’autre côté du fleuve les aurait momentanément transportés ailleurs. Non, il s’agissait bien toujours du Tambour Crevé, avec ses murs tachés de fumée, son sol en compost de vieux joncs et d’insectes anonymes, sa bière qu’on n’achetait pas vraiment, qu’on louait plutôt pour un temps limité. Il essaya d’associer cette image à l’adjectif « désuet », ou plus exactement à son équivalent trob, à savoir : « cette-agréable-singularité-architecturale-qu’on-trouve-dans-les-petites-maisons-coralliennes-des-pygmées-mangeurs-d’éponges-de-la-péninsule-d’Orohai ».
Son esprit chancela sous l’effort. Le visiteur poursuivit : « Je m’appelle Deuxfleurs », et il tendit la main. Instinctivement, les trois autres baissèrent les yeux pour voir si elle ne tenait pas une pièce.
« Enchanté de vous connaître, fit Rincevent. Moi, je suis Rincevent. Écoutez, je ne blaguais pas. C’est un coupe-gorge, ici.
— Parfait ! Exactement ce que je voulais !
— Hein ?
— C’est quoi, ce qu’il y a dans les chopes ?
— Ça ? De la bière. Merci, Dularge. Oui. De la bière. Vous savez. De la bière.
— Ah. La boisson typique. Une petite pièce d’or suffira à la payer, à votre avis ? Je ne veux offenser personne. »
Il l’avait déjà à moitié sortie de sa bourse.
« Aaargl, croassa Rincevent. Je veux dire, non, ça n’offensera personne.
— Bien. Un coupe-gorge, vous dites. Fréquenté, vous voulez dire, par des héros et des aventuriers ? »
Rincevent réfléchit. « Oui ? proféra-t-il.
— Excellent. Je voudrais en rencontrer. »
Tout s’expliqua dans l’esprit du mage. « Ah, fit-il. Vous venez enrôler des mercenaires (des-guerriers-qui-se-battent-pour-la-tribu-qui-a-le-plus-de-farine-de-noix-lactée) ?
— Oh, non. Je veux seulement les rencontrer. Pour pouvoir le raconter quand je rentrerai chez moi. »
Rincevent songea que si Deuxfleurs rencontrait la plupart des clients du Tambour, il ne rentrerait jamais chez lui, à moins d’habiter en aval du fleuve et d’y passer au fil du courant.
« Où c’est, chez vous ? » voulut-il savoir. Dularge s’était éclipsé dans une arrière-salle, remarqua-t-il. Colinmaille les observait d’un œil soupçonneux depuis une table voisine.
« Avez-vous entendu parler de la ville de Bès Pélargic ?
— Ben, je ne suis pas resté longtemps en Trob. Je n’étais que de passage, vous voyez…
— Oh, ce n’est pas en Trob. Je parle trob parce qu’il y a beaucoup de marins béTrobi dans nos ports. Bès Pélargic est le principal port maritime de l’Empire agatéen.
— Je n’en ai jamais entendu parler, je le crains. »
Deuxfleurs haussa les sourcils. « Non ? C’est une grande ville. Vous naviguez dans le sens direct depuis les îles Brunes pendant une semaine, et vous y êtes. Ça ne va pas ? »
Il fit en hâte le tour de la table et tapa dans le dos du mage. Rincevent avait avalé sa bière de travers. Le continent Contrepoids !
À trois rues de là, un vieil homme lâcha une pièce dans une coupelle d’acide qu’il fit tourner doucement. Dularge attendait impatiemment, mal à l’aise dans un local baignant dans la puanteur de cuves et de cornues bouillonnantes, encombré d’étagères garnies de formes sombres qui rappelaient des crânes et des bizarreries empaillées.
« Alors ? lança-t-il.
— Ça ne se fait pas comme ça, ces choses-là, répondit le vieil alchimiste avec mauvaise humeur. Ça prend du temps, une analyse. Ah ! » Il poussa du doigt la coupelle, où la pièce gisait désormais dans des volutes de couleur verte. Il se livra à quelques calculs sur un bout de parchemin.
« Extrêmement intéressant, dit-il enfin.