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Il y avait pourtant deux divinités vraiment terrifiantes. À part ces deux-là, les dieux ressemblaient grosso modo à des humains de catégorie supérieure, portés sur le vin, la guerre et la débauche. Mais le Destin et la Dame, eux, faisaient froid dans le dos.

Dans le quartier des Dieux, à Ankh-Morpork, le Destin disposait d’un temple de plomb, petit mais massif, où des adorateurs décharnés aux yeux caves se réunissaient par nuit noire pour se livrer à leurs rites prédestinés et parfaitement absurdes. La Dame, elle, n’avait aucun temple, et pourtant on aurait pu la tenir pour la déesse la plus puissante de toute l’histoire de la Création. Certains des membres les plus hardis de la Guilde des Joueurs avaient une fois voulu lui rendre une espèce de culte, dans les caves les plus profondes du siège de l’association, et tous étaient morts en l’espace d’une semaine, de misère, assassinés ou tout simplement fauchés par la Mort. Elle était la Déesse Qu’On Ne Doit Pas Nommer ; quiconque la cherchait ne la trouvait jamais, pourtant elle avait la réputation de venir en aide à ceux qui en avaient le plus grand besoin. Quoique, là encore, pas toujours. Elle était comme ça. Elle n’aimait pas le cliquetis des rosaires, en revanche elle avait un faible pour celui des dés. Personne ne savait à quoi elle ressemblait, mais il arrivait souvent qu’un joueur misant sa vie sur une partie de cartes ramasse la main qu’on venait de lui distribuer et la contemple face à Face. Évidemment, ça ne se passait pas toujours comme ça. De tous les dieux, elle était à la fois la plus courtisée et la plus maudite.

« Nous n’avons pas de dieux, là d’où je viens, dit Deuxfleurs.

— Mais si, tu sais, fit la Dame. Tout le monde a des dieux. Seulement, vous ignorez que ce sont des dieux. »

Rincevent se secoua mentalement.

« Écoutez, dit-il. Je ne voudrais pas avoir l’air impatient, mais dans quelques minutes des gens vont entrer par cette porte pour nous emmener et nous tuer.

— Oui, dit la Dame.

— J’imagine que vous n’allez pas nous dire pourquoi ? demanda Deuxfleurs.

— Si, fit la Dame. Les Krulliens ont l’intention de lancer un vaisseau de bronze par-dessus le bord du Disque. Leur principal objectif est de connaître le sexe d’A’Tuin, la Tortue du Monde.

— Plutôt futile, on dirait, dit Rincevent.

— Non. Réfléchissez. Un jour, la Grande A’Tuin risque de croiser un autre représentant de l’espèce chelys galactica, quelque part dans la nuit infinie où nous nous déplaçons. Se battront-ils ? S’accoupleront-ils ? Avec un peu d’imagination, vous comprendrez l’importance que pourrait avoir pour nous le sexe de la Grande A’Tuin. Du moins, c’est ce que disent les Krulliens. »

Rincevent s’efforça de ne pas imaginer des tortues galactiques en train de s’accoupler. Pas très facile.

« Donc, reprit la déesse, ils ont l’intention de lancer ce navire de l’espace avec deux voyageurs à bord. Ce sera l’apogée de dizaines d’années de recherches. Ce sera aussi très dangereux pour les voyageurs. Aussi, afin de réduire les risques, l’Archiastronome de Krull a négocié avec le Destin le sacrifice de deux hommes au moment du lancement. Le Destin, en retour, accepte de sourire au navire de l’espace. Un marché honnête, non ?

— Et les sacrifiés, c’est nous ? fit Rincevent.

— Oui.

— Je croyais que le Destin n’aimait pas beaucoup ce genre de marchandages. Je le croyais implacable, le Destin.

— En temps normal, oui. Mais vous deux, ça fait un moment que vous lui portez sur le système. Il a bien spécifié qu’on devait vous sacrifier, vous. Il vous a permis d’échapper aux pirates. Il vous a permis d’échouer dans le Périfilet. Le Destin peut être un dieu vicieux, parfois. »

Elle marqua une pause. La grenouille soupira et se rendit sans se presser sous la table.

« Mais vous pouvez nous aider ? souffla Deuxfleurs.

— Vous m’amusez, répondit la Dame. Je suis un peu sentimentale. Vous le sauriez si vous étiez joueurs. Alors j’ai passé un petit moment dans l’esprit d’une grenouille et vous avez eu la gentillesse de me secourir car, nous le savons tous, personne n’aime voir des créatures pathétiques et impuissantes entraînées vers la mort.

— Merci, fit Rincevent.

— Le Destin porte tous ses efforts contre vous, dit la Dame. Mais tout ce que je peux faire, c’est vous donner une chance. Rien qu’une toute petite chance. Le reste dépend de vous. »

Elle disparut.

« Mince, fit Deuxfleurs au bout d’un moment, c’est la première fois que je vois une déesse. »

La porte s’ouvrit brusquement. Garhartra fit irruption en brandissant une baguette devant lui. Deux gardes le suivaient, armés plus classiquement d’épées.

« Ah, fit-il sur le ton de la conversation. Vous êtes prêts, je vois. »

Prêts, répéta une voix dans la tête de Rincevent.

La bouteille que le mage avait jetée quelque huit heures plus tôt continuait de flotter dans les airs, emprisonnée par la magie dans son propre champ temporel. Mais durant toutes ces heures, le mana originel du sortilège s’était lentement dissipé jusqu’à ce que l’énergie magique à l’œuvre ne suffise plus à la soutenir contre le puissant champ de normalité de l’Univers, aussi la Réalité reprit-elle d’un coup ses droits en quelques microsecondes. Concrètement, la bouteille termina soudain sa trajectoire parabolique et s’écrasa sur la tempe du maître hôtelier, aspergeant les gardes d’éclats de verre et de vin de méduse.

Rincevent attrapa le bras de Deuxfleurs, flanqua un coup de pied dans l’entrejambe du garde le plus proche et entraîna le touriste ahuri dans le couloir. Garhartra, assommé, n’avait pas encore touché terre que ses deux hôtes étaient déjà loin et dévoraient les dalles à fond de train.

Rincevent vira en dérapage à un angle du couloir et se retrouva sur un balcon qui bordait les quatre côtés d’une cour intérieure. Presque tout l’espace en dessous était occupé par un bassin ornemental où quelques tortues d’eau douce prenaient le soleil parmi les feuilles de nénuphar.

Et devant Rincevent se tenaient deux mages extrêmement surpris, en robe bleu foncé et noir caractéristique des hydrophobes qualifiés. Le plus vif d’esprit des deux leva la main et attaqua les premiers mots d’un sortilège.

Il y eut un petit bruit bref à côté de Rincevent. Deuxfleurs avait craché. L’hydrophobe glapit et laissa retomber sa main comme si on venait de la lui mordre.

L’autre n’eut pas le temps de bouger, Rincevent était déjà sur lui en moulinant furieusement des poings. Un solide direct assené avec toute l’énergie de la terreur envoya l’homme basculer par-dessus la rambarde du balcon jusque dans le bassin, lequel réagit curieusement : l’eau s’écarta dans un claquement comme si on y avait lâché un ballon invisible, et l’hydrophobe hurlant resta suspendu dans son propre champ de révulsion.

Deuxfleurs le regarda avec stupeur, mais Rincevent lui empoigna l’épaule et indiqua un couloir engageant. Ils s’y précipitèrent sans plus s’occuper du premier hydrophobe qui se tordait par terre en étreignant sa main humide.

Des cris retentirent quelque temps derrière eux, mais ils s’engouffrèrent dans un couloir transversal, puis dans une autre cour, et bientôt les bruits de poursuite se turent. En définitive, Rincevent décida d’ouvrir une porte qui lui parut sûre, passa la tête de l’autre côté, trouva la pièce inoccupée, attira Deuxfleurs à l’intérieur et referma la porte derrière lui. Puis il s’y adossa en soufflant comme un bœuf.