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L’Archiastronome sentit tout de suite que quelque chose clochait. Les héros, par exemple, se distinguent toujours par un port particulier. Ils ne marchent sûrement pas en canard, et l’un des chélonautes marchait en canard, pas de doute.

Le peuple rassemblé de Krull poussa un rugissement assourdissant. Tandis que les chélonautes et leurs gardes traversaient la grande arène entre les nombreux autels qu’on avait dressés à l’intention des divers mages et prêtres des multiples sectes locales afin d’assurer le succès du lancement, l’Archiastronome fronçait les sourcils. Lorsque le groupe eut franchi la moitié de l’arène, il était parvenu à une conclusion. Lorsque les chélonautes arrivèrent au pied de l’échelle d’accès au vaisseau – ne devinait-on pas chez eux comme une réticence ? – l’Archiastronome s’était levé, ses paroles noyées dans le vacarme de la foule. Son bras se tendit brusquement en arrière, les doigts écartés dans la posture dramatique et traditionnelle du jeteur de sort ; tout passant sachant lire sur les lèvres et au fait des textes classiques de la magie aurait reconnu les paroles préliminaires de la Malédiction Flottante de Vestecake, avant de prudemment prendre la fuite.

L’Archiastronome ne termina pourtant pas l’incantation. Il se retourna avec étonnement en entendant du tapage du côté du grand porche d’entrée de l’arène. Des gardes jaillissaient en courant dans la lumière du jour et jetaient leurs armes pour détaler entre les autels ou sauter d’un bond dans les tribunes par-dessus la rambarde.

Quelque chose émergea derrière eux, et la foule autour de l’entrée interrompit ses acclamations rauques avant de se lancer dans une bousculade silencieuse et décidée pour dégager le passage.

Le quelque chose en question, un dôme trapu d’algues marines, avançait lentement mais avec une sinistre détermination. Un garde surmonta suffisamment son horreur pour se dresser en travers de son chemin et lancer son javelot qui atterrit au beau milieu des algues. La foule poussa des vivats… puis retomba dans un silence de mort lorsque le dôme se précipita en avant et engloutit entièrement le garde.

L’Archiastronome chassa d’un geste sec de la main l’esquisse de la célèbre Malédiction de Vestecake et prononça sans tarder les paroles d’un des plus puissants sortilèges de son répertoire : l’Énigme de la Combustion Infernale.

Des spirales de feu octarine zigzaguèrent entre ses doigts et tout autour tandis qu’il traçait en l’air la rune tarabiscotée du sortilège et la projetait, dans un hurlement de fumée bleue, vers la forme engoémonnée.

S’ensuivit une belle explosion, et une gerbe de feu fusa dans le ciel clair du matin, dispersant au passage des flocons d’algues embrasés. Un nuage de fumée et de vapeur masqua le monstre plusieurs minutes, et lorsqu’il se dissipa, le dôme avait totalement disparu.

Un grand cercle calciné marquait cependant les dalles, dans lequel continuaient de couver quelques touffes de varech et de fucus vésiculeux.

Et au centre du cercle trônait un coffre de bois parfaitement ordinaire, quoiqu’un peu volumineux. Il n’était même pas roussi. De l’autre côté de l’arène, quelqu’un se mit à rire, mais se tut brusquement lorsque le coffre se leva sur des dizaines de ce qui ne pouvait être que des jambes et se retourna pour faire face à l’Archiastronome. Un coffre de bois parfaitement ordinaire, quoiqu’un peu volumineux, ne possède pas de face pour faire face, bien entendu, mais celui-ci faisait bel et bien face. L’Archiastronome le comprit et, de la même façon, eut l’horrible conviction que cette malle tout à fait classique, il ne savait comment, plissait les yeux.

L’objet se mit à marcher d’un pas décidé dans sa direction. L’Archiastronome frémit.

« Magiciens ! hurla-t-il. Où sont mes magiciens ? »

Tout autour de l’arène, des hommes à la figure livide jetèrent un coup d’œil de derrière des autels et de sous des bancs. Un des plus hardis, au vu de l’expression de l’Archiastronome, leva un bras tremblant et risqua un éclair vite fait. L’éclair fila dans un sifflement vers le coffre et le frappa de plein fouet dans une pluie d’étincelles blanches.

Ce fut le signal : chaque magicien, enchanteur et thaumaturge de Krull s’empressa de bondir sur ses pieds et, sous les yeux terrifiés du maître, de jeter le premier sort qui vint à son esprit paniqué. Les charmes fusèrent de partout en sifflant.

Bientôt le coffre disparut une fois de plus aux regards dans un nuage ondoyant de particules magiques qui se gonfla et l’enveloppa de formes sinueuses inquiétantes. Les sorts hurlants se ruaient à la chaîne dans la mêlée. Flammes et éclairs des huit couleurs, aveuglants, fulguraient de la chose bouillonnante qui occupait désormais la place de la malle.

Jamais, depuis les Guerres Thaumaturgiques, on n’avait vu autant de magie concentrée dans un espace aussi réduit. Même l’air tremblotait et scintillait. Les sortilèges ricochaient les uns sur les autres, engendrant du même coup des sortilèges éphémères et sauvages dont la vie brève échappait à toute logique et à tout contrôle. Les pierres sous la masse boursouflée commencèrent à se déformer et à se fendre. L’une d’elles, d’ailleurs, se métamorphosa en quelque chose qu’il vaut mieux éviter de décrire et s’éclipsa sournoisement dans quelque sinistre dimension. D’autres effets secondaires insolites commencèrent à se manifester. Une pluie de petits cubes de plomb jaillit de la tourmente pour rouler sur le sol gondolé, et des formes effrayantes lâchèrent des bredouillis obscènes accompagnés de gestes ; des triangles à quatre côtés et des cercles à deux bouts connurent une existence momentanée avant de se fondre à nouveau dans la colonne tonitruante et glapissante de magie brute en furie qui montait des dalles liquéfiées et se propageait au-dessus de Krull. Aucune importance désormais si la plupart des magiciens avaient cessé de jeter leurs sorts et pris la fuite – la chose se nourrissait à présent du flot de particules d’octarine, toujours plus dense à proximité du bord du Disque. Dans l’ensemble de l’île de Krull, les activités magiques avortèrent tandis que tout le mana disponible du secteur était aspiré par le nuage, déjà haut de quatre cents mètres, auquel le vent donnait des formes à glacer les sangs ; des hydrophobes sur leurs lentilles au ras de l’océan s’abîmèrent en hurlant dans les vagues, des potions magiques se muèrent en vulgaire eau sale dans leurs fioles, des épées enchantées fondirent et dégoulinèrent de leurs fourreaux.

Mais rien de tout ça n’empêcha le moins du monde la chose au pied du nuage, lequel luisait maintenant comme un miroir sous la puissance de la tempête énergétique environnante, de marcher d’un pas régulier vers l’Archiastronome.

* * *

Rincevent et Deuxfleurs suivaient la scène avec crainte et respect à la fois, à l’abri de la tour de lancement de l’Intrépide. La garde d’honneur avait disparu depuis longtemps en abandonnant ses armes éparpillées derrière elle.

« Eh bien, finit par soupirer Deuxfleurs. ç’en est terminé du Bagage. » Il soupira encore.

« Ne crois pas ça, dit Rincevent. Le poirier savant est absolument imperméable à toutes les formes de magie connues. Il a été fabriqué pour te suivre partout. Tu vois, quand tu mourras, si tu vas au Paradis, tu auras au moins une paire de chaussettes propres à te mettre dans l’au-delà. Mais moi, je ne tiens pas à mourir tout de suite, alors si on y allait, hein ?

— Où ça ? » demanda Deuxfleurs.

Rincevent ramassa une arbalète et une poignée de carreaux. « Partout ailleurs qu’ici, répondit-il.

— Et le Bagage ?

— Ne t’inquiète pas. Quand la tempête aura épuisé toute la magie disponible du secteur, elle s’arrêtera. »