— J’avais jamais vu les choses sous cet angle, fit le diablotin.
— Hé là, écoute… ça n’a pas de sens. Quand Deuxfleurs a dit qu’ils avaient une meilleure magie dans l’Empire, j’ai cru… j’ai cru… »
Le diablotin le regarda, attendant la suite. Rincevent jura tout bas.
« Ben, si tu veux savoir, j’ai cru que ce n’était pas de magie qu’il parlait. Pas en tant que telle.
— Il parlait de quoi, alors, si c’est pas de magie ? »
Rincevent commençait à se sentir vraiment malheureux. « Je ne sais pas, dit-il. D’une meilleure façon de procéder, j’imagine. Un système un peu plus sensé. Domestiquer… domestiquer la foudre, ou autre chose. »
Le diablotin posa sur lui un regard doux mais compatissant.
« La foudre, ce sont les piques que se lancent les géants du tonnerre quand ils se battent, dit-il gentiment. C’est un fait météorologique reconnu. On peut pas la domestiquer.
— Je sais, fit Rincevent d’une voix pitoyable. C’est là que pèche mon raisonnement, bien sûr. »
Le diablotin hocha la tête et disparut dans les profondeurs de l’iconographe. Quelques instants plus tard, Rincevent sentit une odeur de jambon frit. Il attendit que son estomac n’y tienne plus et cogna sèchement sur la boîte. Le diablotin réapparut.
« J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit, lança-t-il avant que Rincevent ait pu ouvrir la bouche. Même si t’arrivais à la domestiquer, comment tu lui ferais tirer un chariot ?
— De quoi tu parles, bon sang ?
— De la foudre. Ça va de haut en bas. Faudrait la faire aller de long en large, pas de haut en bas. De toute façon, elle cramerait sûrement le harnais.
— Je m’en fiche, moi, de la foudre ! Comment veux-tu que je réfléchisse le ventre vide ?
— Mange un bout, alors. Faut être logique.
— Comment veux-tu ? Dès que je bouge le petit doigt, cette foutue caisse se met à jouer des charnières pour me faire peur ! »
En réponse, le Bagage s’ouvrit tout grand.
« Tu vois ?
— Il veut pas te mordre, fit le diablotin. Y a de quoi manger, là-dedans. Tu lui sers à rien si tu crèves la dalle. »
Rincevent fouilla des yeux les recoins sombres du Bagage. Il aperçut effectivement, dans le fouillis des boîtes et des sacs d’or, plusieurs bouteilles et des paquets enveloppés dans du papier huilé. Il lâcha un rire incrédule, fureta sur la jetée abandonnée jusqu’à ce qu’il trouve un bout de bois à peu près de la longueur désirée qu’il coinça aussi poliment que possible dans l’ouverture entre le couvercle et le coffre, puis sortit un des paquets plats.
Le paquet contenait des biscuits qui se révélèrent aussi durs que du bois-diamant.
« ’utain de ’erde, marmonna-t-il en se massant la mâchoire.
— Ça, c’est les Biscuits de Voyage du Capitaine Huitpanthères, l’informa le diablotin depuis la porte de sa boîte. Ç’a sauvé des tas de vies en mer, ça.
— Oh, sûrement. On s’en sert comme radeau, ou est-ce qu’on les jette aux requins pour les voir comme qui dirait couler à pic ? Il y a quoi, dans les bouteilles ? Du poison ?
— De l’eau.
— Mais il y en a partout, de l’eau ! Pourquoi il a voulu amener de l’eau ?
— Il se méfiait.
— Il se méfiait ?
— Oui. De l’eau du coin. Tu comprends ? »
Rincevent ouvrit une bouteille. Le liquide qu’elle contenait aurait pu être de l’eau. La saveur en était plate, nulle, sans trace de vie. « Ça ne sent rien, et ça n’a pas de goût », grommela-t-il.
Le Bagage émit un petit grincement pour attirer son attention. Avec une nonchalance délibérée pour mieux faire comprendre la menace, il referma lentement son couvercle, broyant la cale improvisée de Rincevent comme une baguette de pain sec.
« D’accord, d’accord, fit le mage. Je réfléchis. »
Le quartier général d’Ymor occupait la Tour Penchée, au carrefour de la rue du Givre et du passage du Gel. À minuit, la sentinelle solitaire appuyée parmi les ombres leva les yeux vers les planètes en conjonction et se demanda distraitement quel changement elles annonçaient dans son destin.
Il y eut un bruit imperceptible, comme un bâillement de moucheron.
Le garde jeta un coup d’œil dans la ruelle déserte et surprit alors le reflet de la lune sur un objet dans la boue à quelques pas. Il le ramassa. La clarté lunaire se réfléchit sur de l’or, et le garde avala une goulée d’air si bruyante que la venelle faillit en renvoyer l’écho.
Le même petit bruit se reproduisit, et une nouvelle pièce roula dans le caniveau de l’autre côté.
Le temps qu’il la ramasse, une troisième apparut un peu plus loin qui tournait encore sur elle-même. À ce qu’on disait, se souvint-il, l’or naissait de la lumière cristallisée des étoiles. Jusqu’à ce jour il n’avait jamais cru qu’un corps aussi lourd que l’or puisse tomber naturellement du ciel.
Alors qu’il arrivait à la hauteur de la ruelle d’en face, d’autres pièces tombèrent. Elles étaient encore dans leur bourse, il y en avait des tas, et Rincevent les lui abattit lourdement sur le crâne.
Lorsque le garde revint à lui, il leva les yeux et tomba sur la figure hallucinée d’un mage qui lui menaçait la gorge d’une épée. Quelque chose d’autre, dans le noir, lui étreignait fermement la jambe.
C’était le genre d’étreinte troublante laissant entendre que le responsable pourrait serrer encore beaucoup plus s’il le voulait.
« Où il est, le riche étranger ? siffla le mage. Vite !
— Qu’est-ce qui me tient la jambe ? » demanda l’homme, un accent de terreur dans la voix. Il se tortilla pour essayer de se dégager. L’étreinte se resserra.
« Tu n’aimerais pas savoir, répondit Rincevent. Écoute-moi bien, s’il te plaît. Où est l’étranger ?
— Pas ici ! Ils le tiennent chez Dularge ! Tout le monde le cherche ! Vous êtes Rincevent, c’est ça ? Le coffre… le coffre qui mord les gens… ononnonnon… j’vous en priiiie…»
Rincevent était parti. Le garde sentit l’invisible étreigneur de jambe – ou plutôt l’invisible chose, comme il commençait à le redouter – relâcher sa prise. Puis, tandis qu’il s’efforçait de se relever, un objet gros, lourd et anguleux surgit des ténèbres, le percuta et fonça sur les traces du mage. Un objet monté sur des centaines de tout petits pieds.
Avec le seul secours de son recueil d’expressions réunies par ses soins, Deuxfleurs tentait d’expliquer à Dularge les mystères de l’hache-sueur-rance. Le gros aubergiste écoutait avec une vive attention, et ses petits yeux noirs brillaient.
Depuis l’autre bout de la table, Ymor les observait d’un air légèrement amusé et de temps en temps jetait à un de ses corbeaux de petits morceaux pris dans son assiette. À côté de lui, Withel faisait les cent pas.
« Tu t’inquiètes trop, fit Ymor sans quitter des yeux les deux hommes en face de lui. Je le sens, Stren. Qui oserait nous attaquer ici ? Et le mage traîne-ruisseau va venir. Il est trop lâche pour faire autrement. Et il va vouloir marchander. Et alors il sera à nous. Tout comme l’or. Et le coffre. »
L’œil unique de Withel lança un éclair, et il fit claquer son poing dans une paume gantée de noir.
« Qui aurait cru qu’il y avait autant de poirier savant sur tout le Disque ? demanda-t-il. Comment on aurait pu savoir ?
— Tu t’inquiètes trop, Stren. Je suis sûr que tu peux faire mieux cette fois-ci », dit aimablement Ymor.
Son lieutenant grogna de dégoût et fit le tour de la salle à grands pas pour houspiller ses hommes. Ymor continuait d’observer le touriste.