— C’est une vraie ? »
Le vieux fit la moue. « Ça dépend de ce que vous entendez par là, fit-il. Si vous voulez dire : est-ce que ce jaunet est identique à, mettons, une pièce de cinquante piastres, alors la réponse est non.
— Je le savais, s’écria l’aubergiste qui se dirigea vers la porte.
— Je ne suis pas sûr de m’être bien fait comprendre », dit l’alchimiste. Dularge se retourna, furieux.
« Comment ça ?
— Eh bien, vous voyez, pour une raison ou une autre, notre monnaie s’est un peu dénaturée au fil des ans. La teneur en or d’une pièce moyenne atteint à peine quatre douzièmes, le reste est constitué d’argent, de cuivre…
— Et alors ?
— J’ai dit que cette pièce-là n’est pas comme les nôtres. C’est de l’or pur. »
Après le départ de Dularge, ventre à terre, l’alchimiste passa un certain temps à contempler le plafond. Puis il sortit un tout petit bout de mince parchemin, fourragea en quête d’une plume parmi les débris qui jonchaient son établi et rédigea un message très court, très succinct. Il s’approcha ensuite de ses cages de colombes blanches, jeunes coqs noirs et autres animaux de laboratoire. De l’une il tira un rat au pelage luisant, roula le parchemin dans l’étui attaché à une patte arrière et relâcha l’animal.
Le rat courut un moment de droite et de gauche en flairant par terre avant de disparaître dans un trou du mur d’en face.
À peu près au même instant une diseuse de bonne aventure au palmarès ridicule jusque-là et qui vivait de l’autre côté du pâté de maisons jeta par hasard un coup d’œil dans sa boule de cristal, poussa un petit cri et, dans l’heure qui suivit, vendit ses bijoux, divers accessoires magiques, la majeure partie de ses vêtements et presque tous ses autres biens difficilement transportables sur le cheval le plus rapide qu’elle put acheter. Le fait que, plus tard, au moment où sa maison s’effondrerait en flammes, elle mourrait sous un éboulement imprévu dans les montagnes de Morpork, ce fait-là prouve que la Mort aussi a le sens de l’humour.
Toujours à peu près à l’instant où le rat voyageur disparaissait et galopait dans un labyrinthe de galeries sous la ville, poussé par un instinct ancestral, le Patricien d’Ankh-Morpork se saisissait des lettres distribuées ce matin-là par albatros. L’œil pensif, il considéra de nouveau celle du dessus et convoqua son chef des espions.
Et au Tambour Crevé, Rincevent, bouche bée, écoutait Deuxfleurs.
« Alors j’ai décidé d’aller voir par moi-même, disait le petit homme. Huit ans d’économies, ça m’a coûté. Mais je ne regrette pas le moindre demi-rhinu. Je veux dire, j’y suis. À Ankh-Morpork. Qu’on célèbre dans les chansons et les contes, je veux dire. Dans les rues qu’ont arpentées Heric Blanchelame, Hrun le Barbare, Bravd l’Axlandais et la Fouine… C’est exactement comme je l’imaginais, vous savez. »
La figure de Rincevent était un masque d’horreur fascinée.
« Là-bas à Bès-Pélargic, poursuivait gaiement Deuxfleurs, je ne supportais plus de rester toute la journée assis derrière un bureau, à totaliser des colonnes de chiffres, avec la retraite au bout pour tout avenir… Où est l’aventure dans tout ça ? Deuxfleurs, je me suis dit, c’est maintenant ou jamais. Il y a mieux à faire qu’écouter les histoires des autres. Tu peux y aller toi-même. Il est temps d’arrêter de traîner sur les quais pour entendre ce que racontent les marins. Alors je me suis composé un recueil d’expressions et j’ai pris une place sur le premier bateau en partance pour les îles Brunes.
— Pas de gardes du corps ? murmura Rincevent.
— Non. Pour quoi faire ? Qu’est-ce que j’ai d’intéressant pour les voleurs ? »
Rincevent toussa. « Vous avez, euh… de l’or, fit-il.
— À peine deux mille rhinus. Tout juste assez pour subsister un mois ou deux. Enfin, chez moi. J’imagine qu’ici on pourrait les faire durer un peu plus longtemps.
— Un rhinu, ça ne serait pas une de ces grosses pièces d’or ? demanda Rincevent.
— Si. » Deuxfleurs regarda d’un air inquiet le mage par-dessus ses étranges lentilles de vue. « Deux mille, ça suffira, d’après vous ?
— Aaargl, croassa Rincevent. Je veux dire, oui… ça suffira.
— Bien.
— Hum. Est-ce que tout le monde est aussi riche que vous, dans l’Empire agatéen ?
— Moi ? Riche ? Ça alors, où êtes-vous allé chercher une idée pareille ? Je ne suis qu’un pauvre employé ! J’ai trop donné à l’aubergiste, vous croyez ? ajouta Deuxfleurs.
— Euh… il se serait contenté de moins, concéda Rincevent.
— Ah. Je le saurai, la prochaine fois. J’ai beaucoup à apprendre, à ce que je vois. Il me vient une idée. Rincevent, accepteriez-vous de me servir de… je ne sais pas, peut-être que le mot « guide » conviendrait à la situation ? Je pense avoir les moyens de vous payer un rhinu par jour. »
Rincevent ouvrit la bouche pour répondre mais sentit les mots se recroqueviller dans sa gorge, peu décidés à mettre le nez dans un monde qui sombrait si vite dans la folie. Deuxfleurs rougit.
« Je vous ai offensé, dit-il. C’était une demande déplacée à faire à un homme comme vous qui exercez une profession libérale. Vous avez sûrement un programme chargé auquel vous voulez retourner… des tâches de grande magie, sans doute…
— Non, répondit Rincevent d’une petite voix. Pas pour le moment. Un rhinu, vous dites ? Un par jour. Tous les jours ?
— Je crois, vu les circonstances, que je devrais peut-être aller à un rhinu et demi par jour. Plus les frais, bien entendu. »
Le mage se ressaisit magnifiquement. « Ce sera très bien, dit-il. Parfait. »
Deuxfleurs plongea la main dans sa bourse et en sortit un gros objet rond en or qu’il regarda un instant avant de le ranger à nouveau. Rincevent n’eut pas le temps de le voir distinctement.
« Je crois, dit le touriste, que je me reposerais bien un peu maintenant. La traversée a été longue. Et puis, si ça ne vous fait rien, vous pourriez repasser à midi et nous irions visiter la ville.
— Bien sûr.
— Alors soyez assez aimable pour demander à l’aubergiste de me conduire à ma chambre. »
Rincevent s’exécuta, et il regarda Dularge, nerveux comme un pou, tout juste revenu au galop d’une arrière-salle, monter le premier l’escalier de bois derrière le bar. Au bout de quelques secondes, le Bagage se leva et trottina à leur suite.
Le mage regarda alors les six grosses pièces dans sa main. Deuxfleurs avait insisté pour lui payer ses quatre premiers jours de gages d’avance.
Colinmaille hocha la tête et lui fit un sourire encourageant. Rincevent gronda en lui montrant les dents.
Étudiant, Rincevent n’avait jamais eu de bonnes notes en préconnaissance, mais aujourd’hui des circuits dont il ne s’était jamais servi palpitaient dans son cerveau, et l’avenir lui apparaissait comme gravé en couleurs vives sur ses prunelles. L’espace entre ses omoplates se mit à le démanger. Le plus sage, il le savait, c’était d’acheter un cheval. Un cheval rapide ; et cher – à première vue, il ne connaissait pas de marchand de chevaux assez riche pour lui rendre la monnaie sur presque une once d’or.
Ensuite, évidemment, les cinq pièces restantes lui permettraient d’ouvrir un cabinet rentable à une distance raisonnable, disons trois cents kilomètres. Voilà ce qui serait le plus sage.
Mais qu’adviendrait-il de Deuxfleurs, tout seul dans une ville où même les cafards avaient un instinct infaillible pour l’or ? Faudrait être une vraie canaille pour l’abandonner.