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Le Patricien d’Ankh-Morpork sourit, mais des lèvres seulement.

« La porte d’Axe, vous dites ? » murmura-t-il.

Le capitaine des gardes salua vivement. « Oui, monseigneur. Nous avons dû abattre son cheval pour l’arrêter.

— Ce qui t’amène tout droit ici, fit le Patricien en baissant les yeux sur Rincevent. Et qu’as-tu à dire pour ta défense ? »

Selon la rumeur, une aile entière du palais du Patricien était dévolue à des clercs qui passaient leur temps à collationner et mettre à jour tous les renseignements recueillis par le réseau d’espions merveilleusement organisé de leur maître. Rincevent n’en doutait pas. Il jeta un coup d’œil du côté du balcon qui longeait un des murs de la salle d’audience. Un petit sprint, un bond agile… une pluie soudaine de carreaux d’arbalète. Il frissonna.

Le Patricien cala ses mentons dans une main couverte de bagues et posa sur le mage des yeux petits et durs comme des perles.

« Voyons, dit-il. Parjure, vol d’un cheval, mise en circulation de fausse monnaie… Oui, j’ai l’impression que pour toi, c’est l’Arène, Rincevent. »

C’en était trop.

« Je n’ai pas volé le cheval ! Je l’ai acheté honnêtement !

— Mais avec de la fausse monnaie. Ce qui revient à du vol, tu vois.

— Mais ces rhinus, c’est de l’or massif !

— Des rhinus ? » Le Patricien en manipula un de ses doigts épais. « C’est ainsi qu’on les nomme ? Très intéressant. Mais, comme tu l’as fait remarquer, ils ne ressemblent pas vraiment à nos piastres…

— Ben, évidemment, ce n’en…

— Ah, tu le reconnais, alors…»

Rincevent ouvrit la bouche pour parler, se ravisa et la referma.

« Exactement. Et pour couronner le tout n’oublions pas l’opprobre moral que jette ton lâche abus de confiance envers un étranger en visite sur nos côtes. Quelle honte, Rincevent ! »

Le Patricien fit un vague geste de la main. Les gardes derrière Rincevent reculèrent, et leur capitaine s’écarta de quelques pas sur la droite. Rincevent se sentit soudain très seul.

On raconte qu’à l’instant de la mort d’un mage, la Mort vient le réclamer en personne (au lieu de confier la tâche à un subalterne tel que la Pestilence ou la Famine comme c’est souvent le cas). Rincevent chercha nerveusement du regard autour de lui une grande silhouette en noir (les mages, même les mages ratés, possèdent dans leurs rétines, en plus des cônes et des bâtonnets, les tout petits octogones qui leur permettent de voir dans l’extrême octarine, la couleur fondamentale dont toutes les autres ne sont que des ombres pâlichonnes affectant l’espace normal à quatre dimensions ; on prétend qu’il s’agit d’une espèce de violet jaune-vert fluorescent).

C’était quoi, cette ombre tremblotante dans le coin ?

« Évidemment, dit le Patricien, je pourrais faire preuve de clémence. »

L’ombre disparut. Rincevent leva les yeux, une expression d’espoir insensé sur la figure.

« Oui ? » demanda-t-il.

Le Patricien fit un autre geste de la main. Rincevent vit les gardes sortir de la salle. Seul en compagnie du suzerain des cités jumelles, il souhaita presque qu’ils reviennent.

« Approche, Rincevent », dit le Patricien. Il désigna une coupe de friandises sur une table basse en onyx à côté du trône. « Veux-tu une méduse candie ? Non ?

— Euh… fit Rincevent, non.

— Je te demande maintenant d’écouter attentivement ce que je vais dire, reprit le Patricien d’une voix aimable, sinon tu mourras. D’une mort intéressante. Et longue. S’il te plaît, cesse de gigoter comme ça.

« Puisque tu es plus ou moins mage, tu sais bien entendu que nous vivons sur un monde en forme de disque, en quelque sorte ? Et qu’il existe, dit-on, vers l’autre bord, un continent qui, malgré sa petitesse, égale en poids toutes les grandes masses continentales de notre hémicercle ? Et que ce phénomène est dû, selon les anciennes légendes, au fait qu’il est en grande partie constitué d’or ? »

Rincevent fit oui de la tête. Qui n’avait pas entendu parler du continent Contrepoids ? Certains marins croyaient même à ces contes pour enfants et prenaient la mer pour le trouver. Évidemment, ils rentraient les mains vides, ou ne rentraient pas du tout. Sans doute dévorés par des tortues géantes, de l’avis de navigateurs plus dignes de foi. Parce que, bien sûr, le continent Contrepoids n’était rien de plus qu’un mythe solaire.

« Il existe bel et bien, évidemment, reprit le Patricien. Il n’est pas fait d’or, mais c’est vrai que l’or y est un métal très courant. La majeure partie de sa masse est due à d’immenses dépôts d’octefer enfouis dans la croûte discale. Il devient alors clair pour un esprit perspicace comme le tien que l’existence du continent Contrepoids représente une menace mortelle pour notre peuple, chez nous…» Il marqua un temps en voyant la bouche béante de Rincevent. Il soupira. « Est-ce que par hasard tu n’aurais pas tout suivi ?

— Aaargl », répondit Rincevent. Il déglutit et s’humecta les lèvres. « Enfin, non. Je veux dire… Ben, l’or…

— Je vois, fit le Patricien d’une voix douce. Tu te dis, peut-être, que ce serait merveilleux d’aborder le continent Contrepoids et d’en ramener de l’or plein les cales ? »

Rincevent eut l’impression d’un piège qu’on tendait.

« Oui ? hasarda-t-il.

— Et si chaque riverain de la mer Circulaire possédait un tas d’or à lui ? Est-ce que ce serait une bonne chose ? Qu’arriverait-il ? Réfléchis bien. »

Le front de Rincevent se plissa. Il réfléchit. « On serait tous riches ? »

La chute de température qui accueillit sa réponse lui apprit que ce n’était pas la bonne.

« Autant te le dire, Rincevent, les seigneurs de la mer Circulaire entretiennent des relations avec le souverain de l’Empire agatéen, comme on l’appelle, poursuivit le Patricien. Mais des relations insignifiantes. Nous avons très peu de chose en commun. Nous n’avons rien qu’ils désirent, et eux n’ont rien que nous puissions acheter. Cet empire est vieux, Rincevent. Vieux, rusé, cruel et très, très riche. Alors nous échangeons des vœux fraternels par albatros. De loin en loin.

« Une de ces lettres est arrivée ce matin. Un sujet de l’empereur s’est apparemment mis en tête de visiter notre ville. Apparemment, ce qui l’intéresse, c’est regarder. Seul un fou endurerait toutes les privations d’une traversée de l’océan dans le sens direct avec pour seul but de regarder quelque chose. Pourtant, lui l’a fait.

« Il a débarqué ce matin. Il aurait pu rencontrer un grand héros, ou le plus habile des voleurs, ou encore un grand philosophe pétri de sagesse. C’est sur toi qu’il est tombé. Il t’a engagé comme guide. Tu serviras de guide, Rincevent, à ce regardeur, ce Deuxfleurs. Tu veilleras à ce qu’il ramène chez lui une bonne image de notre petite patrie. Qu’en dis-tu ?

— Euh… Merci, monseigneur, répondit Rincevent d’une voix pitoyable.

— Il y a un autre détail, évidemment. Ce serait une tragédie s’il arrivait quoi que ce soit de fâcheux à notre petit visiteur. Ce serait terrible s’il mourait, par exemple. Terrible pour le pays tout entier, parce que l’empereur agatéen se soucie de son peuple et qu’il pourrait sûrement nous éliminer d’un signe de tête. D’un simple signe de tête. Et ce serait terrible pour toi, Rincevent, parce que dans les semaines qui nous resteraient avant le débarquement de la formidable flotte impériale de mercenaires, certains de mes serviteurs s’occuperaient de ta personne dans l’espoir que les capitaines ivres de vengeance, à leur arrivée, se radoucissent à la vue de ton corps toujours en vie. Il existe certains sortilèges qui empêchent la vie de quitter un corps, aux dieux ne plaise qu’on en arrive à de telles extrémités, et… Je vois à ta mine que tu commences à comprendre ?