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— Aaargl.

— Je te demande pardon ?

— Oui, monseigneur. Je… euh… j’y veillerai… je veux dire, je ferai mon possible pour veiller… je veux dire… enfin, j’essayerai de prendre soin de lui et de veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de mal. » Et après ça j’irai jongler avec des boules de neige en enfer, ajouta-t-il amèrement dans l’intimité de son crâne.

« Épatant ! J’ai déjà cru comprendre que Deuxfleurs et toi êtes en bons termes. Un excellent début. Quand il repartira sain et sauf dans son pays, tu n’auras pas affaire à un ingrat. Je lèverai même sûrement les accusations qui pèsent sur toi. Merci, Rincevent. Tu peux partir. »

Rincevent décida de ne pas réclamer la restitution des cinq derniers rhinus. Il s’en alla prudemment à reculons.

« Ah, une autre chose encore, dit le Patricien tandis que le mage cherchait les poignées de la porte à tâtons.

— Oui, monseigneur ? répondit-il, la mort dans l’âme.

— Je suis sûr que tu ne songes pas à te soustraire à tes obligations en fuyant la ville. Tu me parais fait pour la vie citadine. Mais sois certain qu’à la tombée de la nuit les seigneurs des autres villes seront informés de la situation.

— Je vous assure que cette idée ne m’est même jamais venue à l’esprit, monseigneur.

— Vraiment ? Alors moi, à ta place, je poursuivrais ma figure en justice pour diffamation. »

* * *

Rincevent arriva au Tambour Crevé à fond de train, juste à temps pour entrer en collision avec un homme qui en jaillissait de dos. La hâte de l’inconnu s’expliquait en partie par la lance plantée dans sa poitrine. Il glouglouta bruyamment et s’écroula mort aux pieds du mage.

Rincevent risqua un coup d’œil par l’embrasure de la porte et recula d’un bond lorsqu’une lourde hache de jet lui passa sous le nez dans un bruissement de perdrix.

Sûrement un lancer au petit bonheur, lui apprit un second coup d’œil prudent. L’intérieur obscur du Tambour était le théâtre d’une mêlée de combattants, dont un grand nombre – lui confirma un troisième coup d’œil prolongé – taillés en pièces. Rincevent se pencha en arrière pour esquiver un tabouret fou qui fila s’écraser de l’autre côté de la rue. Puis il plongea dans la taverne.

Il portait une robe sombre, qu’assombrissaient encore un port quotidien et des lavages sporadiques. Dans la pénombre pleine de fureur, personne n’eut l’air de remarquer une forme indistincte qui se glissait désespérément de table en table. Un moment, un combattant tituba en arrière et marcha sur ce qui lui parut des doigts. Ce qui lui parut des dents lui mordit la cheville. Il poussa un cri strident et baissa sa garde juste ce qu’il fallait pour qu’une épée maniée par un adversaire étonné l’embroche.

Rincevent atteignit l’escalier en suçant sa main meurtrie et en courant curieusement penché en avant. Un carreau d’arbalète se ficha dans la rampe au-dessus de lui, et il laissa échapper un gémissement.

Il grimpa l’escalier d’une traite sans respirer, s’attendant à tout moment à un autre tir mieux ajusté.

Dans le couloir à l’étage il se redressa, le souffle court, et vit le plancher devant lui jonché de cadavres. Un grand type à la barbe noire, une épée ensanglantée à la main, essayait une poignée de porte.

« Hé ! » s’écria Rincevent. L’homme regarda autour de lui, puis, presque distraitement, tira un court couteau de jet de sa bandoulière et le lança. Rincevent se baissa. Un cri bref s’éleva dans son dos lorsque l’arbalétrier qui mettait en joue lâcha son arme et s’agrippa la gorge.

Le grand barbu avançait déjà la main vers un autre couteau. Rincevent regarda autour de lui d’un air affolé puis, dans une improvisation hallucinée, il se releva pour prendre une pose de mage.

Il rejeta la main en arrière. « Asoniti ! Kyorucha ! Bizelbor ! »

L’homme hésita, cilla nerveusement des yeux à droite et à gauche dans l’attente du phénomène magique. Il conclut qu’il n’y en aurait pas au moment où Rincevent, fonçant en vrombissant dans le couloir, lui flanquait un méchant coup de pied dans l’aine.

Tandis que le barbu hurlait et s’empoignait l’entrejambe, le mage ouvrit la porte d’une traction, bondit à l’intérieur, referma le battant derrière lui et s’y adossa, hors d’haleine.

Tout était calme dans la chambre. Deuxfleurs dormait paisiblement sur le lit bas. Et au pied du lit reposait le Bagage.

Rincevent s’avança de quelques pas ; la cupidité le poussait aussi facilement que s’il était monté sur roulettes. Le coffre était ouvert. Il contenait des sacs, et dans l’un d’eux le mage vit briller de l’or. L’espace d’un instant, l’avidité l’emporta sur la prudence, et il tendit doucement la main… Mais à quoi bon ? Il ne vivrait jamais assez longtemps pour en profiter. À contrecœur, il ramena la main et fut surpris de voir un léger frémissement parcourir le couvercle ouvert du coffre. N’avait-il pas imperceptiblement bougé, comme agité par le vent ?

Rincevent regarda ses doigts, puis le couvercle. Il paraissait lourd et il était cerclé de bandages de cuivre. Parfaitement immobile à présent.

Quel vent ?

« Rincevent ! »

Deuxfleurs sauta du lit. Le mage fit un bond en arrière, un sourire forcé sur la figure.

« Mon vieux, pile à l’heure ! Nous allons déjeuner, et ensuite, je suis sûr que vous avez prévu un programme du tonnerre pour cet après-midi !

— Euh…

— Formidable ! »

Rincevent prit une profonde inspiration. « Écoutez, dit-il au désespoir, allons manger ailleurs. Ça se cogne un peu en bas.

— Une bagarre de taverne ! Pourquoi vous ne m’avez pas réveillé ?

— Ben, vous voyez, je… Quoi ?

— Je croyais m’être fait bien comprendre ce matin, Rincevent. Je veux connaître la vraie vie morporkienne : le marché aux esclaves, la fosse aux Catins, le temple des Petits Dieux, la Guilde des Mendiants… et une vraie bagarre de taverne. » L’ombre d’un doute passa dans la voix de Deuxfleurs. « Vous en avez bien, non ? Vous savez, des gens qui se balancent aux lustres, des duels à l’épée sur les tables, le genre d’histoires dans lesquelles se fourrent toujours Hrun le Barbare et la Fouine. Vous savez… de l’action. »

Rincevent s’assit lourdement sur le lit.

« Vous tenez vraiment à voir une bagarre ? demanda-t-il.

— Oui. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?

— Pour commencer, on risque de se faire blesser.

— Oh, je ne parlais pas d’y participer nous-mêmes. Je veux seulement en voir une, c’est tout. Et certains de vos célèbres héros. Vous en avez, non ? Ce ne sont pas que des fables de marins ? » Voilà qu’au grand étonnement du mage, Deuxfleurs l’implorait presque.

« Oh, ouais. Pour ça, on en a », s’empressa de répondre Rincevent. Il se les imagina mentalement et recula devant cette simple évocation.

Tous les héros de la mer Circulaire franchissaient un jour ou l’autre les portes d’Ankh-Morpork. La plupart venaient des tribus barbares voisines du Moyeu glacé, région plus ou moins spécialisée dans l’exportation de héros. Presque tous possédaient des épées magiques grossières dont les harmoniques non étouffées affectaient le plan astral et fichaient la pagaille à des kilomètres à la ronde dans les expériences délicates de sorcellerie appliquée, mais Rincevent n’avait rien à redire de ce côté-là. Il savait bien qu’il était un marginal question magie, il ne voyait donc aucun inconvénient à ce que la seule apparition d’un héros aux portes de la ville suffise à faire exploser les cornues et à matérialiser des démons dans tout le quartier des Magiciens. Non, ce qu’il n’aimait pas chez les héros, c’était leur morosité suicidaire à jeun et leur folie homicide en état d’ébriété. Et puis il y en avait trop. Certains des plus célèbres terrains de basses quêtes héroïques, aux alentours de la cité, étaient littéralement envahis en pleine saison. On parlait d’instaurer un système de roulement par équipes.