— Et vous, qu’est-ce que vous faites pour le réveillon ?
Il la regarda comme si on l’avait invité à un fest-noz.
— Vous êtes seul chez vous, non ? renchérit Alice. À part le vieux chien, je n’ai vu personne.
— Je me fous du réveillon, et encore plus de ce clébard.
— Ce n’est pas votre chien ?
— Il dort dans la boue du jardin et croit que je lui balance des cailloux pour jouer, c’est tout.
Elle souriait. Ils allaient se quitter.
— Bon, dit-elle en ouvrant la portière. Alors au revoir.
Une bourrasque siffla dans l’habitacle.
— Moi aussi, dit-il avant qu’elle parte, Noël, ça me fout le moral à zéro.
Elle lui fit un signe de la main derrière la vitre et partit en courant. Une bruine glacée l’accompagna jusqu’au perron : Alice ouvrit la porte d’entrée et disparut à l’intérieur.
Déjà elle vivait sans lui.
Il rentra chez lui.
N’importe quoi ce Noël.
I fought the law
Yvon Ledu ravala sa tristesse. Il n’avait pas le choix. Les cadeaux à peine ouverts, sa femme Myriam était partie avec Damien et sa garce de sœur pour le traditionnel repas dans la belle-famille. Cette année, Yvon n’avait pas eu le courage de les accompagner. Myriam n’avait pas manifesté le moindre reproche lorsqu’il lui avait dit qu’il serait de garde le 25 décembre : elle s’était contentée de prévenir sa chère mère, qu’elle compte une part en moins.
L’indifférence de sa femme le rendait malheureux. Il ne savait pas montrer ses sentiments, et encore moins sa peine. Ils ne faisaient plus l’amour depuis maintenant deux ans : c’était trop tard pour en parler. Il espérait que ce n’était qu’un passage, après seize ans de mariage, leur vie de couple avait le droit de faire une pause, de se régénérer — après tout, on n’était pas obligés d’évoluer collés l’un à l’autre : la ligne de vie pouvait être une sorte de serpent qui danse, ou plutôt deux serpents qui se dresseraient ensemble, et parfois se rejoindraient… mais pas du tout.
Myriam l’avait oublié comme un plat sur la table et elle n’y avait pas retouché. Leur amour était froid.
Yvon s’était convaincu que Myriam reviendrait. En l’attendant, il avait investi son manque d’elle sur Damien, un bon à rien qu’il aimait parce que c’était son fils. Pour ça, il en avait passé des mercredis après-midi et des dimanches sur les terrains de sport à suivre ses compétitions. Et si le fiston n’y brillait guère, au moins ils formaient une famille aux yeux des gens. Yvon y croyait parce que c’était plus facile, comme ça la vie était plus tolérable.
Et puis il avait vu ce regard lors de la finale du tournoi de tennis, entre Myriam et sa sœur Barbara, la garce cynique et inconséquente qui, quand elle ne tenait pas son stupide magasin de céramique, couchait avec les notables et quelques autres. Le regard échangé lorsque Levasseur avait pénétré sur le court était celui de deux complices. Philippe Levasseur, une sorte de jet-setter cantonal doué pour les affaires, architecte-promoteur et accessoirement sportif. L’air entendu de cette pute de Barbara ne trompait pas : il était cocu, et il fallait être rudement con pour ne pas s’en apercevoir…
Yvon était accablé, lui qui avait tout misé sur sa famille et recevait des clous, mais il s’était tu : Myriam avait toujours été beaucoup plus spectaculaire que lui, sans défauts ni charme. Il lui avait offert la sécurité à une époque où elle en avait besoin, mais la logique voulait qu’avec sa sœur et son tempérament d’allumeuse, elle allât un jour ou l’autre voir ailleurs. Il avait fait semblant de ne rien voir, accroché à ses vieilles chimères qui n’amusaient plus personne.
Yvon Ledu se sentait mésestimé, mal aimé, l’impuissance et l’humiliation d’être trompé le rendaient triste, aigre, il était seul en cette journée de Noël et le grand borgne qui venait de faire intrusion dans son bureau semblait, lui aussi, se moquer de ses qualités humaines…
— Alors comme ça elle s’est noyée ?
— C’est ce qu’a conclu l’autopsie, répondit Ledu.
Mc Cash se tenait debout face au bureau du gendarme, aussi crédule que peut l’être un bout de bois.
— Aucune trace de violence ?
— Je vous ai dit que cette gamine s’était noyée.
— En pleine nuit ? La mort ne remontait qu’à quelques heures quand je l’ai trouvée…
— Vous ne l’avez pas signalé lors du procès-verbal, lui reprocha-t-il.
— C’était votre boulot, pas le mien. Alors ?
— Alors rien ! La gamine n’avait pas de papiers, personne ne sait d’où elle sort, qui elle est, ce qu’elle faisait à Montfort et encore moins dans le Meu.
Le sapin de Noël clignotait à côté, racoleur.
— Il n’y a pas eu de disparitions dans la région ces derniers temps ? demanda Mc Cash. La gamine était typée, genre rom : vous en avez touché deux mots aux gens du voyage ?
— Évidemment.
— Et les travailleurs sociaux, vous les avez interrogés ?
— Ce n’est pas votre affaire.
— Le directeur du foyer de l’enfance ?
— Vous êtes sourd ? (La colère lui faisait une montée de couperose.) Écoutez, ce n’est pas vous qui allez marcher sur mes plates-bandes, Mc Cash, ni m’apprendre mon métier : primo parce que les gendarmes sont plus qualifiés que les policiers pour mener à bien ce type d’enquête, secundo parce que vous ne faites plus partie de la maison, tertio je ne vois toujours pas ce que vous fichez à Montfort : hormis peut-être de vous intéresser d’un peu trop près aux enfants…
— Vous êtes répugnant.
— C’est vous qui avez trouvé cette fillette dans la rivière, pas moi.
— Un hasard, vous le savez.
— Ça n’existe pas dans mon métier, répliqua Ledu. Faites attention, Mc Cash : je ne sais pas quel rôle vous jouez dans cette histoire, mais ça pourrait bien vous attirer des ennuis…
Le ton était celui du conseiller militaire néo-conservateur.
Alice avait raison, rien à espérer de ce côté-là : autant demander une cagette au brasier.
Saholy Debetz aimait les jardins japonais. Loin de la géométrie française ou du romantisme champêtre anglais, les jardins japonais étaient les plus émouvants, les plus charmants, avec leurs terrassements délicats, leur mousse en cascade et leurs plantations fragiles comme la paix qui unissait les choses à l’univers. Certes, Saholy n’avait jamais éprouvé ce sentiment de sérénité cosmique mais elle travaillait pour ça. Elle serait, un jour, comme un jardin japonais.
En attendant, elle était assistante sociale à Montfort-sur-Meu. Plus précisément, Saholy s’occupait de placer les enfants perdus dans des familles d’accueil. Elle travaillait depuis cinq ans en collaboration avec le Centre départemental de l’enfance et de la famille (le CDEF dans le jargon) et, à trente-neuf ans, ne projetait pas de fonder une famille. Elle voyait des gamins toute la journée, la plupart dans un sale état, aussi préférait-elle garder ses soirées pour elle, et ses bons plaisirs… D’origine malgache, Saholy vivait dans une ancienne ferme frappée d’alignement perchée au sommet d’une colline. Le confort était sommaire mais le terrain suffisamment vaste pour assouvir sa passion envers l’art botanique.