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Elle bêchait une plate-bande de terre lorsqu’une BMW cabossée se gara dans la cour de ferme.

Un homme en sortit bientôt, un borgne. Le vent glacé faisait battre les lanières de son bandeau noir. Il s’avança vers elle, semblable à un vaisseau fantôme pataugeant dans la boue, le visage rougi par le froid. Un peu de neige était tombée dans la nuit, les champs et le toit de la ferme en étaient recouverts.

L’assistante sociale portait un bonnet blanc qui compressait sa tignasse brune, une doudoune sans manches et un jean serré assez avantageux si on aimait le genre gazelle ; elle jaugea le visiteur, deux fentes noires comme des meurtrières.

— Bonjour, fit Mc Cash en pénétrant sur son territoire. Je ne vous dérange pas ?

— Pas du tout. Pourquoi ?

— Bah, c’est Noël…

Elle haussa les épaules :

— Quand on n’a pas d’enfants, c’est comme un dimanche où on s’emmerde.

— Ce n’est pas une raison pour planter des fleurs en hiver, dit-il en voyant les paquets de graines dans l’allée.

— Tout est question de floraison. Vous vous appelez comment ?

— Mc Cash.

Saholy était grande, mate, taillée dans le cèdre.

— Saholy, répondit-elle en fourrant sa mitaine au creux de sa main. Je vous ai vu passer en voiture dans le village.

— J’habite pas loin.

— C’est ce qu’on dit.

— Tiens donc… Et on dit quoi d’autre ?

— Des sottises la plupart du temps, fit-elle en le dévisageant. Vous savez comment sont les gens dans les petites villes…

— Trop curieux.

— Et vous, qu’est-ce que vous faites dans mon jardin ?

Saholy avait les pommettes saillantes, de l’assurance, et une attitude défensive hautement élaborée. Son jardin japonais, en revanche, était à l’état de chantier.

— Vous travaillez au centre social de Montfort, non ? demanda Mc Cash.

— Depuis deux ans.

— C’est vous qui suivez Alice ?

— Je peux savoir pourquoi vous me demandez ça ?

— Elle est venue chez moi hier, répondit-il, en fin d’après-midi.

Saholy laissa tomber sa bêche, décontenancée.

— Ah bon ? Et… pourquoi ?

— Alice, biaisa Mc Cash, elle ne serait pas un peu, disons, mythomane ?

— Non, répondit l’assistante sociale. Pas son genre…

— Et ce serait quoi son genre ?

— Douée. Drôle. Malheureuse. Ça dépend des jours… (Saholy le dévisageait mais ce n’est pas son bandeau qui semblait l’intriguer.) Vous n’avez toujours pas répondu à ma question : pourquoi Alice est venue vous parler ?

Mc Cash fit la moue — le visage de cette femme lui inspirait confiance et il avait besoin de précisions sur cette affaire.

— Elle prétend avoir vu la fillette qu’on a retrouvée dans la rivière chez un certain Le Guillou, dit-il, le directeur du foyer… Vous connaissez ?

— Oui. Oui…

— Il a de la famille, Le Guillou ? Une femme, des enfants ?

— Pas que je sache, répondit l’assistante sociale. Pourquoi Alice est-elle venue vous en parler à vous ?

— Elle croit que je suis flic.

— Ce n’est pas vrai ?

— Je croyais que c’était des sottises, ce qu’on racontait dans le village ?

— Vous ne passez pas inaperçu, expliqua-t-elle. Pourquoi vous venez m’en parler à moi ?

— Je pensais que vous pourriez peut-être m’aider. Vous connaissez Alice et les gens d’ici mieux que moi.

Saholy haussa les épaules sous sa doudoune, dragon crachant du givre.

— Vous feriez mieux d’en parler aux gendarmes, estima-t-elle. Ledu a une sensibilité de fanfare mais c’est un gars honnête.

— Tout mon contraire, résuma Mc Cash.

— Effectivement. Qui me dit que vous n’êtes pas complètement cinglé ?

Une volée de moineaux traversa la cour. Il enfonça les mains dans les poches de son caban encore humide, position sanglier. Bref moment d’osmose.

— Écoutez, se rembrunit-il, j’ai vraiment autre chose à faire que de jouer les détectives dans le canton de Montfort-sur-Meu. Maintenant, si une gamine vient me raconter des salades, il s’agit peut-être aussi d’une affaire de meurtre. Au service social de la ville, vous travaillez avec le foyer de l’enfance : une chance que la petite noyée ait transité chez Le Guillou ?

— On m’aurait forcément mise au courant, répondit-elle. J’ai un dossier pour chaque enfant.

— Ceux des forains aussi ?

— Non : ceux-là vont à l’école de la ville où ils séjournent et se débrouillent très bien sans nous.

Il grogna dans sa barbe : si la petite noyée avait fréquenté l’école communale, tout le monde le saurait… À moins que les forains ne l’aient gardée au secret, pour une raison inconnue…

— Vous en pensez quoi de Le Guillou ? reprit-il.

— Bah, fit Saholy : je ne passerais pas la nuit avec lui mais dans son boulot, j’ai connu pire. Dites-moi plutôt ce qui s’est passé exactement…

Il raconta Alice et sa balade à vélo, le 4 × 4 aux vitres teintées, la fillette endormie, son signalement dans le journal après la noyade, ses réticences à en faire part à Ledu qui, en décrédibilisant son témoignage, trouverait l’occasion de laver la réputation de son fils…

Saholy hochait la tête, ses meurtrières braquées sur lui : ça faisait quand même beaucoup pour une petite ville comme Montfort…

— J’avoue avoir du mal à croire à votre histoire, dit-elle.

— Ce n’est pas la mienne, c’est celle d’Alice. Possible que Le Guillou lui ait fait des avances, ou ait cherché à abuser d’Alice quand elle était au foyer ?

— Le Guillou… (Saholy secouait sa tignasse compressée sous le bonnet.) Non. Non : il est beaucoup trop carriériste pour prendre ce risque… Et vous imaginez bien que les directeurs de foyer sont en première ligne. Non…

Le Guillou pédophile, elle n’y croyait pas.

— Il travaille depuis longtemps dans ce foyer ? poursuivit Mc Cash.

— Environ deux ans. Je venais d’obtenir mon poste. Je crois me rappeler qu’il a aussi travaillé en Roumanie comme éducateur avec les enfants des rues… Ça ne veut pas dire qu’il se comportait mal avec eux, au contraire.

Ça restait à prouver. Mc Cash changea son fusil d’épaule :

— Vous avez trouvé une famille d’accueil à Alice, n’est-ce pas ? Elle a réagi comment à la mort de sa mère ?

— Vous connaissez des enfants qui n’aiment pas leur mère ? railla-t-elle.

— Je ne connais pas d’enfants.

— Vous devez être malheureux.

— Moins que ces gosses, on dirait. Alors ? La mort de sa mère, ça ne l’aurait pas un peu détraquée ?

— Alice est une enfant imaginative mais équilibrée : elle ne déraille pas, comme vous dites. Sa situation actuelle est vraiment une succession de malchances…

Un vent glacial balayait le jardin de mousse. S’échappant alors de sa prothèse, une larme mourut gelée sur sa joue. Il l’écrasa quand même.

— Si vous n’allez pas voir les gendarmes, conclut Saholy, c’est votre affaire, pas la mienne. Moi j’ai un jardin d’hiver à finir…

Il vit les paquets de graines dans l’allée et les roches pleines de mousse qui accueilleraient bientôt une fontaine.

— Vous aimez ça, le jardinage ?

Elle décrotta ses vieilles godasses à l’aide de la bêche :

— C’est mieux que la télé.

— Vous devez vous ennuyer.

— Pas le moins du monde. Mais quand ça m’arrive, je mets quelqu’un dans mon lit, et puis ça passe. Et vous, vous vivez seul dans les bois ?