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— Je vous en pose des questions ?

— Vous n’avez pas arrêté.

— Ça n’avait rien de personnel.

— C’est moche.

— Ah ?

— Vous avez une imagination de caillou ou quoi ? !

Il sourit un peu. Elle lui plaisait bien avec sa gueule de Mescaleros.

Il pensa au directeur du foyer, à ses antécédents en Roumanie…

— Le Guillou, on le trouve où ?

— Oh ! (Elle regarda sa montre.) Il doit encore être au foyer…

— Un jour de Noël ?

— Surtout un jour de Noël…

Mc Cash serra la main qu’elle lui tendait : Saholy le chassait de ses yeux d’ébène mais au bout de ses mitaines, ses doigts étaient brûlants.

— Tenez-moi au courant, dit-elle. Dans son genre, Alice est une fille assez exceptionnelle…

Il opina, pensif — c’était les mots mêmes de Carole.

Sur le tapis de mousse, la bruine avait fait des bouquets d’eau.

Straight to hell

La neige de la veille s’était réfugiée dans les fossés. Alice marchait, les mains enfoncées dans les poches de son anorak. Elle avait le cœur lourd et ce n’était pas les Plabennec qui pourraient l’aider. Bien sûr ils étaient gentils et compensaient leur stérilité chromosomique en accueillant des enfants abandonnés, mais chez eux la télé était allumée en permanence et on mangeait devant le journal plutôt que de discuter — bref, rien à voir avec sa mère.

Alice avait vite compris que les Plabennec n’étaient qu’une étape : elle grandirait. Elle s’en irait. Peut-être même qu’elle serait heureuse. Certes, elle était un peu en retard avec les garçons, on ne pouvait pas être bonne partout… En attendant, du haut de ses rêves, elle aurait voulu des animaux en pagaille, de toutes les couleurs, une meilleure copine qui ne partait pas en vacances en la laissant en carafe au moment où elle se sentait la plus seule au monde, et puis un manteau neuf tant qu’on y était — le bleu qu’elle portait était tellement passé qu’on l’aurait dit disparu au loin… Elle aurait surtout voulu revoir sa mère, entendre ses mots rassurants, sentir son odeur de sable, ses caresses de lynx…

Alice arrivait au Cosec, le lieu de rendez-vous des jeunes en mal de vacances : ils y faisaient du sport, y papotaient surtout, les plus téméraires s’en allaient fumer derrière les sapins, les autres en profitaient pour s’y peloter. C’est là qu’Alice s’était fait coincer par Damien : il l’avait attrapée par le poignet et, sous prétexte que les autres faisaient pareil, il l’avait forcée à l’embrasser. Après une brève résistance, elle s’était laissé faire, pour qu’il la lâche. Le fils Ledu commençait à lui laver la bouche avec sa langue quand elle s’était jetée en arrière, dans les sapins. Alice avait réussi à filer mais depuis ce jour le fils du gendarme lui faisait peur, et son espèce de show manqué l’autre jour à la sortie de l’école lui rappelait qu’entre cible et victime, la limite était mince. Alice avait essayé d’en parler à son père, qui était aussi leur entraîneur de tennis en bénévole, mais Ledu l’avait plus ou moins traitée de menteuse. Sa mère étant malade, elle avait laissé tomber…

Personne devant la salle de sport : la gamine battit des mains dans ses gants de laine, comme si le sang n’y circulait plus. Intuition féminine ou sixième sens, elle se tourna vers la route et aperçut la BM bleue pleine de boue garée un peu plus loin, celle de l’ancien policier, qui lui fit signe… Elle trottina vers la route, son sac à l’épaule.

— Salut ! fit-elle en ouvrant la portière.

— Ça va ?

Alice fit signe que oui. Elle coinça son sac de sport parmi les détritus, rejeta sa capuche, dévoilant des chatteries mordorées que le borgne entrevit à peine : il démarra aussitôt.

— J’ai vu ton assistante sociale tout à l’heure, dit-il en surveillant les rétroviseurs.

— Saholy ?

Ça avait plutôt l’air de lui faire plaisir.

— Tu connais son prénom…

— Je vous ai dit : c’est elle qui s’est occupée de moi quand ma mère était malade. Je l’aime bien. Elle a l’air dure comme ça mais elle est gentille.

— On a parlé de toi, dit-il. Et aussi de Le Guillou.

— Ah… (Le visage d’Alice s’assombrit.) Et elle vous a dit quoi ?

— Que tu n’étais pas mythomane.

— Mythomane, c’est ceux qui racontent des bourres ?

Pas si mioche la petite. Ils dépassèrent le terrain de foot, pelliculé de neige, et prirent la direction de Talensac : le foyer où Alice avait séjourné se situait à une poignée de kilomètres.

— On va aller parler à Le Guillou, annonça Mc Cash. S’il a quelque chose à cacher, on va le savoir très vite…

Au mieux elle avait menti et ils étaient quittes pour une sérieuse mise au point, au pire il repassait la patate chaude à Ledu.

Sur le siège voisin, Alice ne disait plus rien.

— Si tu as raconté des salades à tout le monde, dit Mc Cash, il est encore temps de te rétracter.

— Je n’ai pas menti !

— On va bien voir…

Un camion bourré de cochons les croisa à la sortie d’un virage, balançant au passage une gerbe de bruine malodorante. L’abattoir tout proche les faisait hurler de terreur. Alice s’était renfrognée, le menton enfoncé dans son anorak miteux, jusqu’à ce qu’ils arrivent au CDEF de Talensac, le Centre départemental de l’enfance et de la famille, que tous les jeunes appelaient le foyer. Le bâtiment, qui datait des années cinquante, servait d’asile pour les gosses de la région, mais ça aurait pu être une caserne, une école ou une prison, et il ne manquait plus que les barbelés ; heureusement il y avait un grand parc avec des jeux recouverts de neige, et plus loin la forêt… Chaperon bleu, Alice restait clouée au siège de la voiture.

— Allez viens, dit-il, n’aie pas peur.

— Je n’ai pas peur.

— Viens quand même.

Alice finit par sortir mais elle avançait à reculons. Mc Cash en profita pour observer la topographie des lieux : un terrain cerné par des grilles d’environ deux mètres, une forêt et cinq kilomètres de campagne avant de tomber sur le premier embranchement du Meu. Difficile d’imaginer la petite parcourir une telle distance en pleine nuit… Le hall était désert mais une femme de ménage qui javellisait l’escalier leur dit :

— Hou, M. Le Guillou, je sais pas ! Aujourd’hui c’est service réduit ! Faut voir avec Mme Sainte-Perse !

Marguerite Sainte-Perse travaillait là comme bénévole et se trouvait au petit réfectoire de l’étage ; Mc Cash tira Alice dans l’escalier marron. Les réminiscences lui tombaient dessus comme des mouches. Il comprit mieux pourquoi. Ce qui tordait le cœur, ce n’était pas tant l’aspect impersonnel, la froidure du carrelage ou l’odeur de détergent, que les paires de chaussons alignées dans l’entrée. À les voir ainsi usés, râpés, peluchés, Mc Cash imaginait tous les petits pieds qui s’y étaient fourrés, toutes ces petites pattes désespérées qui, comme Alice, avaient dû vivre et continuer de s’agiter comme si de rien n’était, parce que c’était comme ça, parce qu’on n’avait pas le choix…

— Oui ? s’écria une voix depuis la salle de réfectoire. C’est pourquoi ?

Chignon laqué, la soixantaine stricte et poudrée, Marguerite Sainte-Perse faisait goûter les enfants, en compagnie de la cuisinière ; ils étaient cinq attablés devant les restes d’un gâteau au yaourt, à faire combattre leurs guerriers de l’espace sur la toile cirée ou minauder leurs Barbie mi-putes mi-soumises. Il y eut quelques commentaires sur le bandeau mais Sainte-Perse les fit taire avec autorité avant de l’informer que le directeur du foyer était en congé.